Le joueur kényan Oscar Ouma lors du match contre la Grande-Bretagne, le 9 août, à Rio. | Themba Hadebe / AP

Il est 7 heures du matin et le ciel est toujours chargé. La saison des pluies a douché Nairobi et transformé le stade de rugby de Ngong Road en marécage. Au fond du modeste stade, une petite baraque d’où s’échappe une musique pop. C’est là, entre bananiers flamboyants et immeubles décrépis, que s’entraînent les Kenyas7s, les champions du rugby à VII kényan.

Après une courte séance d’haltères, on démarre une petite foulée groupée, baskets colorés dans l’eau. « Tant de choses sont arrivées depuis que vous êtes revenus, encourage l’un des entraîneurs. A l’heure qu’il est, vous êtes tous des héros. » Les Shujaa (« courageux », en swahili) ont rejoint au panthéon kényan les massaïs, les lions et les marathoniens depuis qu’en avril, ils ont remporté le tournoi de Singapour, l’une des dix étapes du circuit World Rugby Sevens Series, face aux Fidji, l’une des meilleures nations du rugby à VII.

« Notre jeu, c’est la liberté »

A l’aéroport international, une foule des grands jours est venue saluer les athlètes que se sont arrachés les politiques de tous bords, à commencer par le président Uhuru Kenyatta. Les Kenyas7s reviennent de loin. En 1998, l’équipe perdait 71-0 contre les mêmes Fidji. En 2005, elle terminait 14e de la Coupe du monde. Que s’est-il passé pour la retrouver en 2016 aux Jeux de Rio où les Shujaa ont eu le privilège de se frotter aux mastodontes néo-zélandais (défaite 28-5) et britanniques (31-7) ? « Nous avons regardé comment s’entraînaient les autres nations et les avons copiés », explique simplement Collins Injera, star et ailier de l’équipe, devenu en mai le meilleur marqueur de l’histoire dans le circuit mondial de rugby à VII avec 235 essais. Résultat : en 2009 et 2013, ils se retrouvent en demi-finales de la coupe du monde.

Le VII a débarqué au Kenya avec les colons britanniques. Dans le bar attenant au stade de Ngong sont accrochées au mur de vieilles photos encadrées des joueurs des premières heures du rugby kényan : tous blancs. Aujourd’hui encore, le logo de la fédération (un lion rouge les pattes en l’air) demeure très britannique. Malgré l’indépendance en 1963, « il a fallu attendre les années 1970 et la création de l’équipe des Mean Machine, entièrement composée de joueurs noirs, pour que le Kenya s’empare de ce sport », raconte William Ngukuna, journaliste au quotidien The Star.

L’ailier kényan Collins Injera lors du match contre la Nouvelle-Zélande,le 9 août, à Rio. | Themba Hadebe / AP

Le faible nombre de rugbymen (sur un terrain de même superficie que pour le « XV ») rend le jeu plus rapide, augmente les espaces, favorise les courses solitaires, diminue le nombre de mêlées et les interruptions de partie. Le sport est épuisant : il faut sans cesse courir. Le « VII » est d’ailleurs souvent moqué, comparé à de la course, voire à de l’athlétisme. De l’athlétisme ? Parfait pour le Kenya, champion du monde de fond et de marathon ! « Notre principale qualité, c’est qu’on court vite », opine le capitaine Andrew Amonde. La course, sport national, permet ici de faire la différence, alors que le « XV » est plus physique et considéré comme trop lent par le public kényan. « Le jeu à la kényane, c’est la liberté », poursuit Benjamin Ayimba, l’entraîneur de l’équipe.

« Manque de constance »

Cette liberté a été fatale à Rio, où l’équipe kényanne a perdu ses trois matchs de groupe, dont le dernier (31-7) mercredi contre le Japon. Les Shujaa jouent ce jeudi contre le Brésil pour la 11e place du tournoi olympique. « L’équipe a encore des faiblesses, nuance William Ngukuna. On joue parfois très bien, comme à Singapour, puis extrêmement mal le match suivant. Il y a un manque de constance. On ne sait jamais quelle équipe on va avoir sur le terrain. » Les rugbymen kényans ne seront donc pas les premiers sportifs à rapporter une médaille olympique au pays en dehors de l’athlétisme (68 médailles) et, plus modestement, de la boxe (7).

Même privé de podium, le rugby bénéficie aujourd’hui au Kenya d’une image opposée à celle l’athlétisme, empêtré dans les affaires de corruption et de dopage. En 2014, pourtant, un rapport gouvernemental a dénoncé un « usage systématique de substances interdites » au sein de la fédération de rugby. Il est question de stéroïdes et de mystérieuses « concoctions » bues par les joueurs avant et après l’entraînement. Le scandale a laissé des traces. Le géant des télécommunications Safaricom, qui, en 2013, avait signé un contrat annuel de 1,2 million d’euros avec la Fédération, s’est retiré en avril 2015.

« Avec la victoire de Singapour, on espère que les sponsors vont revenir », explique Collins Injera. Le rugby kényan a besoin d’argent. Les Shujaa ont tous un métier. Dans l’équipe, on trouve un conseiller en communication, un biochimiste, et même un technicien du son. « On gagne à peine 1 000 dollars [895 euros] par mois avec le rugby », avoue Andrew Amonde, producteur de film en dehors du terrain.

La plupart des joueurs viennent des rives du lac Victoria, dans l’ouest du Kenya. « Si je parle luo [la langue de l’ethnie du même nom, originaire de l’ouest], la moitié de l’équipe va comprendre ! », plaisante Benjamin Ayimba de sa voix grave. « Ces mecs de l’ouest, ils ont le bon physique : musclé et agressif. Ce sont des taureaux de combat ! », poursuit le coach.

L’équipe compte aussi plusieurs membres d’autres tribus. « Le rugby porte des valeurs différentes de celles de l’athlétisme. C’est un sport collectif, qui peut réunir la nation », estime Collins Injera. Le pays a été durement éprouvé par les violences interethniques, qui ont fait 1 500 morts et un demi-million de déplacés en 2007. « Sur le terrain de rugby, dit l’ailier, il n’y a pas de tribu. On est tous unis. »