La Kosovare Majlinda Kelmendi, championne olympique des -52 kg à Rio le 7 août. | JACK GUEZ / AFP

« En avril, j’ai assisté au zen-nihon. Les judokas étaient tous en blanc et j’ai pu admirer des beaux nœuds de ceinture plats. J’avais l’impression de revivre. » En se rendant à Tokyo pour admirer la plus prestigieuse des compétitions nationales qui oppose les meilleurs lourds japonais dans un cadre austère et très traditionnel, Emmanuel Charlot, rédacteur en chef du bimestriel L’Esprit du judo, a savouré sa madeleine. Et remonté un temps lointain où le kimono bleu n’existait pas. N’était même pas envisageable.

En 1882, lorsque Jigoro Kano invente le judo en se basant sur des techniques de ju-jitsu, il élabore une tenue résistante aux saisies et relativement ample pour laisser libre cours aux mouvements. Une tenue blanche exclusivement. La couleur (ou plutôt l’absence de couleur) n’est pas le fruit du hasard. Elle sied parfaitement à l’esprit que veut insuffler le créateur à sa nouvelle discipline. « Le blanc, c’est le symbole de la sobriété, de la modestie, décompose Emmanuel Charlot. Une couleur qui parle à tous pour une pratique que Kano voulait universelle. Et qui l’est devenue par son identité et ses valeurs fortes. »

Jadis, les deux combattants qui s’affrontaient sur un tatami étaient tous deux vêtus d’un judogi blanc. Seuls leurs ceintures, l’une blanche et l’autre rouge, qui recouvraient leur épaisse ceinture noire, permettaient de les distinguer. « La encore, il y a une signification. Au Japon, le rouge et le blanc sont les couleurs de l’opposition, explique M. Charlot. De mon point de vue, l’instauration des kimonos bleus a fortement brouillé l’image du judo car cette couleur ne signifie strictement rien. »

Devenir un sport de masse

C’est au début des années 1990 que l’idée d’un kimono bleu a commencé a germer. Avec les Jeux olympiques de Barcelone en 1992, compétition accessible pour la première fois aux femmes, qui marquèrent la médiatisation du judo, les équipementiers firent fortement pression pour que de nouvelles tenues apparaissent. Au grand dam des Japonais, fermement opposés à l’idée de kimonos bicolores, les Fédérations « occidentales » – françaises et allemandes en tête – militèrent activement pour l’instauration du judogi bleu. Leur argument ? En devenant plus compréhensible pour le grand public, le judo allait devenir un véritable sport de masse susceptible d’intéresser les télévisions.

David Douillet bat le Japonais Shinichi Shinohara en finale des championnats des lourds (+100 kg) du monde 1997 à Paris. | ERIC FEFERBERG / AFP

En 1997, au Tournoi de Paris, les kimonos bleus sont pour la première fois expérimentés. Les Japonais, toujours opposés, obtiennent une dérogation pour se présenter en blanc. Mais leur combat est voué à l’échec. Le 1er janvier 1998, les combattants doivent impérativement sur munir des deux kimonos pour combattre soit en blanc, soit en bleu, lors des grandes compétitions internationales. Le premier championnat qui verra des combattants en blanc et en bleu sera les Mondiaux de Birmingham en 1999.

« Même des années après, les non-initiés continuent à dire qu’ils n’y comprennent pas grand-chose... »

« En fait, ça a été un flop, raconte Emmanuel Charlot. David Douillet [champion olympique et du monde en titre chez les lourds] étant absent à cause de son accident de moto, les télévisions n’ont pas attiré plus de téléspectateurs. » Et cerise sur le gâteau, les gens n’ont pas forcément mieux compris le judo. « Même des années après, les non-initiés continuent à dire qu’ils n’y comprennent pas grand-chose... », poursuit Emmanuel Charlot. Et comble de l’ironie, c’est aux championnats du monde de 1997, à Paris, que la télévision a réalisé un carton d’audience en diffusant en direct l’événement. Les judokas n’étaient alors vêtus que de kimonos blancs...

Le réel impact est à chercher au niveau des équipementiers, grands gagnants de cette mesure qui a permis de proposer de nouvelles gammes de kimonos à leur consommateurs. Aujourd’hui, il n’est pas rare de trouver dans les dojos de nombreux kimonos bleus. En Suisse, par exemple, les judokas, même à un petit niveau, doivent trimballer deux kimonos dans leur sac. En Allemagne, on voit aussi certains judokas vêtus d’un kimono noir et jaune… Un constat qui ferait retourner Kano dans sa tombe.

Teddy Riner après son cinquième titre européen obtenu à Kazan (Russie) le 23 avril. | VASILY MAXIMOV / AFP

Paradoxalement, la France, qui a activement milité pour l’instauration du kimono bleu, en a restreint l’usage en compétition. Ce dernier est proscrit en dehors du seul championnat de France senior 1ère division. Et sur les tatamis d’entraînement, dans les 5300 clubs répartis sur le territoire, on voit relativement peu de judokas en bleu, même s’il n’est pas rare d’en croiser. « Ces kimonos bleus, ça a été l’occasion pour les gens de manifester leur bêtise. Cela correspond tout à fait à la société individualiste dans laquelle on évolue, analyse M. Charlot. Les gens veulent se démarquer. Certains professeurs se mettent en bleu parce que ça les identifie, mais ça n’est pas ça le judo. On voit le prof parce qu’il rayonne de par son savoir, sa technique, pas parce qu’il est habillé en jaune, en rouge ou en bleu ! »

Aux Jeux olympiques de Rio, dix-huit ans après son instauration, la mesure n’est pas près d’être remise en cause. Les judokas devront se présenter avec des kimonos, blancs ou bleu, aux normes strictes de la Fédération internationales de judo (FIJ). Toutefois, on notera que chaque numéro 1 à la ranking list combattra en blanc. Une mesure spécialement concoctée par la FIJ pour que sa tête de gondole, Teddy Riner, sorte toujours en blanc. Preuve s’il en est qu’au-delà des préoccupations économiques, le blanc possède bien une signification, un idéal qu’aime à rappeler les plus hauts dirigeants du judo mondial.