Ioulia Stepanova en juillet à Amsterdam. | MICHAEL KOOREN / REUTERS

Derrière une webcam et à l’aide d’une interprète, quelque part aux Etats-Unis, la lanceuse d’alerte du dopage dans l’athlétisme russe Ioulia Stepanova a fait passer lundi un message clair : « Je veux que vous sachiez que s’il nous arrive quelque chose, ce ne sera pas un accident. »

Lors d’une vidéo-conférence avec une trentaine de journalistes du monde entier, la spécialiste russe du 800 mètres, privée de Jeux olympiques par le Comité international olympique (CIO), ne cache pas son inquiétude après le piratage, la semaine dernière, de son e-mail et de son compte sur le système Adams, par le biais duquel les athlètes se localisent pour pouvoir être contrôlés en permanence.

Avec son mari Vitaly Stepanov, ancien contrôleur de l’agence russe antidopage Rusada, ils savent trop bien ce qui arrive à ceux qui trahissent les intérêts primaires du sport russe. Raison pour laquelle ils ont fui la Russie pour l’Allemagne, après avoir témoigné dans le documentaire de la télévision allemande qui a, le premier, révélé l’ampleur du dopage organisé dans l’athlétisme russe. Puis l’Allemagne pour les Etats-Unis, l’Agence mondiale antidopage (AMA) ayant considéré qu’ils n’étaient pas suffisamment en sécurité à trois heures de vol de Moscou.

En revenant d’une balade à ski de fond dans la banlieue de Moscou, le 14 février dernier, Nikita Kamaïev, ancien directeur exécutif de la Rusada, aurait, malgré sa belle forme physique, succombé à une crise cardiaque. Onze jours plus tôt, l’ancien patron de la Rusada Viatcheslav Sinev était également mort de manière suspecte. Kamaïev projetait d’écrire un livre avec le journaliste britannique David Walsh, connu pour ses enquêtes sur le dopage.

« Si quelqu’un veut nous faire du mal, il y arrivera »

Le piratage des comptes de Ioulia Stepanova a donc tout lieu d’inquiéter cette frêle athlète, son mari aux yeux bleus et au sourire innocent. Ils ont ensemble un fils de deux ans, pour qui ils ont déjà prévu une famille d’accueil en cas de malheur. Tous trois ont déménagé précipitamment la semaine dernière.

« Quand mon e-mail s’est retrouvé bloqué, on s’est dit que cela pouvait être un accident et on ne s’est pas trop inquiété. Mais quand nous avons vu que le compte Adams l’était aussi, cela nous a alertés, car le seul intérêt qu’aurait quelqu’un de pirater votre compte Adams est de découvrir l’endroit où vous habitez.
Nous essayons de prendre toutes les mesures possibles pour rester en sécurité, raison pour laquelle nous avons déménagé. Nous sommes très inquiets. Si quelqu’un veut nous faire du mal, est déterminé, il y arrivera. Je veux donc répéter que ce ne sera pas un accident s’il nous arrive quelque chose de grave. »

Quoique Russe, Ioulia Stepanova aurait dû participer aux séries du 800 mètres mercredi au Stade olympique de Rio. La fédération internationale d’athlétisme (IAAF) avait donné son accord à ce qu’elle y prenne part sous le drapeau du CIO, ce qui aurait pu faire d’elle, selon la volonté de l’IAAF, la seule athlète de passeport russe sur la piste olympique.

Une manœuvre du CIO, qui a voulu empêcher tout athlète précédemment suspendu pour dopage – Stepanova a été suspendue pour irrégularités sur son passeport biologique – de participer aux Jeux, l’en a empêchée. La sauteuse en longueur Darya Klichina, qui vit et s’entraîne aux Etats-Unis, a gagné un appel devant le Tribunal arbitral du sport (TAS) et sera bien sur le sautoir mardi.

« Si tu parles, tu n’iras jamais aux Jeux olympiques »

Pour Vitaly Stepanov, les décisions du TAS de réintégrer nombre de sportifs russes nommés dans le rapport McLaren sur le dopage d’Etat en Russie témoignent du fait que le code mondial antidopage n’est pas adapté à ces affaires. « Il doit être adapté rapidement. Pour moi, il est clair que Darya Klichina a participé au système de dopage organisé. Tu as trois options : mentir, rester silencieux ou dire la vérité. Darya Klichina doit mentir sur son passé si elle veut aller aux Jeux olympiques. »

« Je pense que la majorité des sportifs russes présents à Rio savent exactement ce qu’il se passe en Russie et comment ils sont préparés, a poursuivi Vitaly Stepanov. J’ai dit aux enquêteurs de l’AMA et à l’IAAF que si l’on était professionnel ou entraîneur pendant plus de trois ans en Russie, on savait obligatoirement ce qui se passait et comment tricher. J’aimerais que les Russes disent la vérité et ils ne le font pas. Ils obéissent tous au même système corrompu. (...) Si tu ouvres ta bouche, tu dois être prêt à commencer une autre carrière. »

La décision du CIO de barrer la route de Rio à Ioulia Stepanova est considérée par le couple comme un frein aux futurs lanceurs d’alerte. « Si tu parles, tu n’iras jamais aux Jeux olympiques », résume l’athlète.

Vitaly reprend : « Ioulia avait plus de chances d’être à Rio en restant dans le système, en se dopant. Elle a changé de voie, a commencé à concourir honnêtement. Et le CIO a dit : “C’est une bonne intention, mais on s’en fout.” »

« Nous n’avons reçu aucune aide du CIO »

Là où l’AMA était auparavant la cible prioritaire des époux Stepanov, pour la lenteur de sa réaction – les premiers signalements ont été faits par Vitaly Stepanov en 2010 –, qui a débouché sur la décision précipitée du mois de juillet, ils réservent désormais leurs foudres au CIO, dont le président Thomas Bach a eu le cran de dire en conférence de presse qu’elle était l’organisation la plus aidante pour le couple de lanceurs d’alerte.

Lorsque cette phrase lui a été rapportée, Vitaly Stepanov a rigolé. Puis :

« Il était bourré quand il a dit ça ? Je suis désolé pour cette réflexion, mais à part le moment où j’ai eu l’impression que le CIO voulait nous corrompre en nous invitant tous frais payés à Rio, nous n’avons reçu aucune aide du CIO. »

Aucun contact n’a jamais été établi entre Thomas Bach et les époux Stepanov, qui ont eu en tout et pour tout une discussion d’une heure avec la commission d’éthique de l’organisation et d’une demie-heure avec Richard Budgett, son directeur médical.

Les époux Stepanov continuent pourtant de ne rien regretter de leurs actes. Ioulia Stepanova compte même regarder le 800 mètres, comme elle regarde toutes les épreuves des Jeux olympiques depuis le début, même si elle doute de la véracité de certaines performances.

« Je suis fâchée de ne pas pouvoir participer aux Jeux olympiques car c’était mon rêve. Mais j’imagine qu’il y aura un autre moyen d’y parvenir, la vie continue. Et au vrai, je m’y attendais. Mais le fait de ne pas pouvoir y participer ne change pas mon attitude vis-à-vis du sport, ni des athlètes. »

La spécialiste du double tour de piste continue de s’entraîner en vue de la saison en salle et espère participer à des compétitions cet hiver.

Elle avoue même une forme de soulagement quant à son absence au Brésil : « Quand je lis les informations qui émanent de Rio [au sujet des vols ou de l’agression d’athlètes], je suis presque heureuse de ne pas y être. Car je pense que ce serait très simple pour quelqu’un de nous faire du mal là-bas. C’est peut-être mieux comme ça. »