La colline de Vidigal, en avril 2015. | YASUYOSHI CHIBA / AFP

D’un geste large et amusé, le Brésilien désigne la vue plongeante sur la baie embrassant Leblon et Ipanema, les quartiers les plus chics de Rio de Janeiro. « Voilà, en bas c’est Saint-Germain-des-Prés ! », dit-il. C’est sur les hauteurs du Morro (« colline ») de Vidigal, favela de la zone sud de l’ancienne capitale brésilienne, que Marcos Brandao, allure de gendre idéal, teint hâlé et dentition d’acteur américain, a installé son Bar da Laje. Un îlot chic au milieu de constructions chaotiques et torturées. L’entregent du patron, agent d’artistes, aidé par un cuistot pioché chez le restaurant Trois Gros au Brésil, est parvenus à encanailler une bonne partie du Saint-Germain-des-Prés local vers les hauteurs de Vidigal.

Fier, Marcos Brandao égraine la liste de ses « conquêtes » de la jet-set : Vincent Cassel, dont il gère la carrière au Brésil, Spike Lee, Kanye West, Monica Bellucci, l’entrepreneur Alexandre Allard, des patrons, des politiques… « Le bar a démythifié la favela », s’enorgueillit-il.

Vidigal naît au début du XXe siècle, aidée par la construction de la route en corniche Niemeyer face à l’Atlantique. Les ouvriers installent leur baraque sur les hauteurs, près du chantier. La communauté s’étoffera ensuite, abreuvant en nounous, cuisiniers, femmes de ménage ou chauffeurs la bourgeoisie de Leblon et Ipanema.

Refuge de l’élite culturelle

De façon paradoxale, son nom est emprunté au major de la garde royale, Miguel Nunes Vidigal. Un homme réputé pour sa répression féroce envers les cérémonies de candomblé – une religion afro-brésilienne très pratiquée dans le pays –, sa détestation de la samba et sa haine persécutrice de la capoeira. Un héritage en contradiction totale avec l’histoire de la favela qui sera, dès les années 1970, le refuge de l’élite culturelle et de concerts improvisés de samba.

Nicota Perreira se souvient de ce temps-là. Le vieil homme, patron du restaurant Chez Yo-Yo en bas de la communauté, était un habitué de Vidigal à la « grande époque ». Long corps décharné enrobé dans un survêtement Adidas, le grand ami de Rémy Kolpa Kopoul, l’animateur inoubliable de Radio Nova mort en 2015, évoque des nuits blanches en levant les yeux au ciel. « Vidigal est un endroit cinématographique », dit-il.

A Vidigal, lors de la Coupe du monde en 2014. | VINCENT AMALVY / AFP

Architectes, artistes, réalisateurs ou producteurs, sourds aux bruits de balles échangées entre trafiquants, installent là leurs bureaux, parfois leurs résidences. L’organisation non gouvernementale Nos do Morro, école de théâtre créée en 1986, dont sont sortis, une grande partie des acteurs du film Cidade de Deus (La Cité de Dieu) contribue, en grande partie, à aimanter le monde de l’art en organisant des événements culturels.

Mais personne n’ose encore s’aventurer sur les hauteurs. L’arrivée en janvier 2012 de l’unité de police pacificatrice (UPP) fait sauter cette ultime barrière. Vidigal devient une favela accessible et convoitée par les « gringos ». La flambée des prix de l’immobilier à l’approche de la Coupe du monde attire étrangers et cariocas de la classe moyenne qui ne peuvent plus se payer les appartements des quartiers nobles pris dans la bulle spéculative.

« Opportunité commerciale »

Cette soudaine « boboïsation « heurte une partie de la communauté. Les habitants déménagent, appâtés par la revente à prix d’or de leur maison ou incapables d’assumer un loyer devenu exorbitant. Selon Secovi Rio, un syndicat des professionnels de l’habitation, le prix des logements subit, en moyenne, une poussée de 50 % dans les soixante-douze heures suivant l’arrivée de l’UPP – sans jamais cesser de croître par la suite. Dans le bas de Vidigal, une allée investie par les étrangers a été rebaptisée « la rue des riches ».

« Certains ne voient pas ça d’un bon œil. Mais pour d’autres c’est une opportunité commerciale », explique Sandar Magalhaes, serveuse au Bar da Laje, autrefois nounou chez une richissime famille d’Ipanema. « Il y a deux types de gringos, poursuit-elle, ceux qui dépensent beaucoup d’argent en s’installant ici. Et d’autres qui restent ici un mois, mettent le bazar et s’en vont. Et les Européens dépensent beaucoup. »

Nadine Gonzalez, créatrice de mode à l’origine d’une école de stylisme et de design destinée aux jeunes créateurs des favelas, Casa Geraçao, fait sans doute partie de la première catégorie. La jeune femme aux yeux clairs, au Brésil depuis plus de dix ans, s’est installée dans la communauté avec son compagnon DJ il y a un an environ, contre un loyer de 2 500 reais (700 euros). « Au début nous étions à Copacabana et puis… » Ici elle apprécie une petite cour, de la verdure, une vie bohème avec Internet et l’électricité. Aux murs, des fresques dessinées encore inachevées qu’elle promet de terminer. Ses voisins sont cinéastes, décorateurs, artistes.. Beaucoup de Français, un Italien, peu d’Américains. Seuls les coups de feu venus des hauteurs rappellent certains soirs l’ambiance de la favela.

« Gringolandia »

Vidigal pacifiée s’est transformée en une attraction touristique où les motos taxis hissent les badauds (5 reais la course) au sommet du Morro. A l’entrée de la communauté, Catherine Leclercq, dite « Madame foie gras », s’est installée un peu avant la Coupe du monde pour vendre la spécialité culinaire du sud-ouest « made in favela ». Plus haut, l’école de l’artiste plasticien Vik Muniz voisine la maison de « Jorge », décorateur de… la Favela Chic, la célèbre boîte parisienne.

« Vidigal a toujours été un lieu privilégié, constate Guti Fraga à la tête de Nos do Morro, l’école de théâtre. Nous vivons un moment de transformation. Certains habitants ont dû partir, il faut faire attention à ne pas perdre l’âme de Vidigal, mais c’est aussi un moment de fusion sociale. »

Le week-end, touristes et Brésiliens de passage à Rio grimpent désormais sans peur jusqu’au Bar da Laje pour une traditionnelle feijoada, le plat brésilien du dimanche à base de viande et haricots noirs, ou pour écouter des groupes de samba en buvant une caïpirinha. Marcos Brandao se réjouit de ce petit succès, mais refuse de transformer l’endroit en un « gringolandia », une attraction aux allures de zoo qui promettrait aux visiteurs une « favela experience », dit-il en anglais.

Conscient d’être parfois pris pour un « play-boy » il prend soin de respecter les règles du lieu : 90 % de ses employés sont issus de Vidigal, le bar ferme à 22 heures, il s’interdit de concurrencer le business des motos taxis et s’investit dans des projets sociaux. Jusqu’ici, le patron n’a jamais eu de problème.