Les réseaux sociaux ne parviennent par à endiguer les messages de haine qui pullulent sur leurs plates-formes. | Pixels / QUENTIN HUGON

« Sur Twitter tu peux appeler à brûler les gays ou exterminer les religieux, faire un salut nazi ou avoir une croix gammée en PP [photo de profil]. Mais gare à toi si tu diffuses des photos des JO. » Ce message d’un utilisateur de Twitter résume bien la fronde dont fait l’objet site de microblogging depuis lundi 15 août auprès d’une partie de ses internautes français. Des centaines de tweets, publiés avec le mot-clic #ModèreCommeTwitter, critiquent la politique de modération du réseau social, qu’ils jugent inégale.

Tout est parti de la suspension par Twitter de @B3zero, un compte diffusant à près de 40 000 abonnés des liens vers des articles de presse. Le 11 août, William Reymond, l’homme derrière ce compte, reçoit un message type de l’entreprise lui expliquant qu’il a « violé les règles de copyright de Twitter ». Selon lui, le contenu en cause serait une image d’athlète aux Jeux olympiques. Partager sur les réseaux sociaux des images des Jeux sans en détenir les droits est en effet interdit par le Comité international olympique (CIO).

« Double standard »

Un certain nombre d’internautes ont critiqué la suspension de ce compte, dénonçant la politique à géométrie variable, selon eux, de Twitter.

Et les utilisateurs français ne sont pas les seuls à s’interroger sur ce deux poids deux mesures qu’ils perçoivent et qui, selon certains, bénéficierait aux grandes organisations comme le CIO ainsi qu’aux VIP. A la fin de juillet, WikiLeaks a notamment accusé le réseau social de « cyberféodalisme » à la suite de la décision de Twitter de bannir le chroniqueur Milo Yiannopoulos, connu pour ses provocations, après que l’actrice progressiste Leslie Jones l’a présenté à Jack Dorsey, fondateur de Twitter, comme le responsable de la violente campagne de harcèlement dont elle était victime.

Certains grands comptes seraient-ils favorisés ? « On dirait qu’une actrice américaine célèbre avec des opinions politiques affirmées a accès à un pouvoir de suspension de compte dont personne d’autre ne dispose », s’est alarmé WikiLeaks sur Twitter.

Quelques jours plus tard, le site Buzzfeed affirmait, en se fondant sur des sources internes anonymes, que Twitter a en secret opéré une modération spéciale des tweets envoyés à Barack Obama à l’occasion d’une session de questions-réponses avec les internautes en mai 2015. L’une des sources citées par cet article mentionnait un « double standard » : « Nous protégerons nos célébrités, alors que l’utilisateur moyen peut être l’objet de tout un tas d’horreurs. »

Une modération a posteriori

Le site de microblogging dispose pourtant de sa propre « police » interne, chargée de modérer les contenus, quelle que soit la personne ou l’organisation qui en fait la demande. Comme la plupart des réseaux sociaux, Twitter modère les tweets a posteriori, c’est-à-dire après leur publication. Ceux-ci ne sont examinés que s’ils ont été signalés par des internautes – une démarche restée longtemps fastidieuse. Les règles du réseau social sont claires : la « conduite haineuse », le harcèlement et les « menaces violentes » sont interdits. Il en va de même de la violation du droit d’auteur.

Des équipes spécialisées dans la modération sont censées faire respecter ces règles : ce sont elles qui reçoivent les contenus signalés et qui décident de les supprimer. Mais, comme ses principaux concurrents, Twitter se montre peu dissert sur leur fonctionnement et leur composition.

Celle qui s’occupe des tweets publiés en français est sise à Dublin, en Irlande, dans les locaux du siège européen de Twitter, et modère aussi bien les contenus haineux que ceux violant le droit d’auteur… A condition, donc, que ceux-ci soient signalés. Et les grandes organisations, comme le CIO, peuvent se doter d’équipes spéciales chargées de surveiller les contenus publiés par les internautes et les signaler en grand nombre aux réseaux sociaux s’ils considèrent qu’ils violent leur propriété intellectuelle.

Du côté des utilisateurs lambdas, qui constituent l’essentiel de la clientèle du réseau social, de très nombreux tweets passent entre les mailles du filet et restent en ligne plusieurs jours, voire ne sont jamais supprimés, même après signalement. Un problème suffisamment récurrent pour qu’associations et gouvernement montent au créneau contre la firme américaine.

« Rien ne change »

En France, plusieurs associations ont dénoncé, en mai dernier, la modération de Twitter, après un testing de ses pratiques. SOS-Racisme, SOS-Homophobie et l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) ont remarqué que sur 205 contenus haineux signalés seuls 8 ont été supprimés par le réseau social. Un résultat bien en dessous des autres plates-formes testées comme Facebook et YouTube. Leur rapport, qui critiquait les trois sites, fustigeait « un manque de volonté criant des principales plates-formes Internet à lutter contre la haine en leur sein ».

Un mois plus tard, Twitter était épinglé sur sa gestion des contenus homophobes, quelques jours après l’attaque meurtrière dans une boîte de nuit gay à Orlando, en Floride. Dans une lettre ouverte, Jean-Luc Romero-Michel et Jérôme Beaugé, respectivement président de l’association des Elus locaux contre le sida et président de l’Inter-LGBT, dénonçaient « l’inaction » du réseau social face aux messages homophobes.

« Cela fait longtemps qu’on les rencontre, qu’on leur envoie des e-mails auxquels ils répondent gentiment, et à chaque fois rien n’avance, rien ne change », expliquait alors Jean-Luc Romero-Michel au Monde. Avant de poursuivre :

 « Facebook et YouTube ont un temps de réaction parfois très long, mais ils finissent par réagir. Twitter parfois ne réagit pas du tout, il se fiche des signalements ! »

Les associations ne sont pas seules à s’en émouvoir. Le gouvernement français a lui aussi fait pression sur Twitter et les autres réseaux sociaux pour que l’entreprise modère plus efficacement les contenus proterrorisme.

Selon des sources proches du gouvernement français, à l’été 2015, les partisans de l’organisation terroriste Etat Islamique produisaient 40 000 messages en français par jour sur la plate-forme de microblogguing.

Si Twitter s’est vanté en février d’avoir fermé 120 000 comptes djihadistes, cela n’a pas suffi, les réseaux pro-Etat islamique ayant intégré depuis longtemps comment contourner la censure du réseau social en créant à l’avance de multiples comptes. Depuis, la propagande takfirie continue de circuler.

Un problème « profondément ancré dans l’ADN de Twitter »

Pour le réseau social, le problème est loin d’être nouveau. A l’été 2014, il a notamment été le principal outil de communication employé par les internautes se revendiquant du GamerGate, un mouvement libertarien très contesté pour ses campagnes de harcèlement de militants féministes et antiracistes, notamment de journalistes, de créateurs de jeux vidéo et de stars du cinéma. Twitter ne s’est pas montré très actif.

En février 2015, dans un mémo interne dont le site américain The Verge s’est procuré une copie, le président-directeur général de Twitter d’alors, Dick Costolo, a reconnu le manque d’efficacité de Twitter dans ce domaine :

« Notre manière de lutter contre le harcèlement et les trolls est nulle, et elle est nulle depuis des années. »

Dans un long article sur les coulisses de l’entreprise, publié il y a quelques jours, le site Buzzfeed relate une décennie de tensions internes à ce sujet. Lorsque le service de microblogging naît en 2006, sa philosophie, celle d’une liberté d’expression absolue, est héritée de l’expérience professionnelle de trois de ses premiers employés, tous passés sur Blogger, un service de blogs de Google déjà caractérisé par l’absence volontaire de modération – dans les limites du respect de la législation américaine.

Twitter s’inscrit dans sa continuité. D’abord avec succès. En 2011, le « printemps arabe » consacre l’image d’un service d’expression libre et démocratique, capable de défier la censure étatique. Mais le fantasme initial d’un outil au service de la liberté, relate le site américain, survit aux nombreux détournements haineux de la plate-forme.

« Tout ce côté extrêmiste de la liberté d’expression n’est pas un slogan, c’est très, très profondément ancré dans l’ADN de la société », explique à Buzzfeed l’ancien responsable actualités de l’entreprise, Vivian Schiller. Avant d’expliquer la complexité de la question de la modération :

« Les gens qui dirigent Twitter ne sont pas stupides. Ils comprennent que cette toxicité peut tuer la boîte. Mais comment tracer une ligne ? Où la tracer ? Je mets au défi quiconque d’identifier une solution parfaite. Mais ça me donne l’impression que cela les a menés à la paralysie. »

Twitter a depuis critiqué des « inexactitudes » dans cet article, mais a promis de « continuer [son] travail pour faire de Twitter un lieu plus sûr ». L’entreprise a reconnu qu’il y avait « beaucoup de travail à faire ». « Mais s’il vous plaît, poursuit-elle sans ce communiqué, sachez que nous sommes impliqués, concentrés, et que nous aurons des nouveautés à annoncer bientôt. »

Le réseau social annonce régulièrement de nouvelles mesures pour lutter contre les contenus haineux. Il a notamment facilité, en avril, le signalement des tweets, permettant d’en dénoncer plusieurs d’un coup. Il a aussi clarifié et détaillé ses règles concernant les contenus acceptables ou non.

Enfin, Twitter s’est engagé en mai auprès de la Commission européenne à effectuer en moins de vingt-quatre heures son travail de modération, à savoir examiner « la majorité des signalements valides » par les internautes et, s’il y a lieu, les « supprimer ou les rendre inaccessibles ». Une grande partie des tweets haineux dénoncés par les utilisateurs du hashtag #ModèreCommeTwitter ont quant à eux été supprimés depuis leur mise en lumière par ce mot-clic.