Une action des éleveurs français au Mans, le 29 juillet, pour dénoncer les pratiques de Lactalis. | JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP

Ils s’étaient faits discrets ces derniers mois mais la crise, profonde et structurelle, était toujours présente. Dans le rouge financièrement, les producteurs laitiers français ont donc décidé de reprendre leurs opérations coup de poing. Les éleveurs de tout l’Ouest vont converger, lundi 22 août, vers l’usine Lactalis de Laval (Mayenne), le numéro un mondial du secteur, qu’ils accusent d’être « le plus mauvais payeur » de lait en France.

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L’action, prévue pour durer plusieurs jours, vise à contraindre le groupe laitier à fixer un prix d’achat du lait plus élevé aux producteurs. Ce tarif ne cesse en effet de baisser depuis la fin des quotas laitiers, en avril 2015. Avec cette mesure mise en place en 1984, l’Union européenne (UE) donnait jusque-là à chaque pays membre un volume maximum de lait à produire. L’objectif était de réguler le marché. Et si un pays dépassait ce quota, il avait droit à une amende. Mais face à une demande mondiale qui explose, l’UE a décidé d’en finir avec ces quotas pour permettre à ses producteurs de produire plus.

Pour Gérard You, agroéconomiste et responsable du pôle Conjoncture laitière et études économiques à l’Institut de l’élevage, c’est cette décision européenne qui est à l’origine de la chute des prix. Selon lui, cette crise touche quasiment l’ensemble des producteurs européens.

La fin des quotas laitiers dans l’Union européenne, intervenue en avril 2015, est-elle la principale raison de la crise qui secoue cette filière ?

Il y a actuellement une double crise. Une, liée à l’offre trop dynamique depuis la fin des quotas laitiers. Et l’autre, liée a une baisse de la demande, notamment depuis deux ans avec l’embargo russe et la moindre demande chinoise. Donc, mécaniquement, les prix baissent.

L’UE est le principal exportateur dans le monde avec la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis, l’Australie et l’Argentine. Mais depuis dix-huit mois, l’essentiel de la croissance de la production se situe dans l’UE. C’est le seul bassin à connaître une croissance forte. La plupart des observateurs n’avaient pas prévu d’augmentation aussi importante de la production après la fin des quotas. Cela a notamment été le cas en Irlande du Nord, aux Pays-Bas, en Belgique, ou encore au Royaume-Uni.

Les producteurs européens s’étaient-ils tous bien préparés à cette fin des quotas laitiers ?

Certains pays de l’Europe du Nord s’y étaient préparés avant même la fin des quotas. Ils ont investi dans leur capacité de production, dans leur cheptel… Dès 2014, la production a augmenté dans ces pays, quitte à dépasser les quotas et à payer des amendes. Même s’ils ont un peu ralenti début 2015, le potentiel était déjà là. Par ailleurs, en Europe du Nord, les transformateurs sont exclusivement des coopératives. Ils ont fait un choix en transformant tout le lait qu’ils reçoivent, que le marché soit bon ou pas. L’éleveur a donc moins de contraintes.

La France s’était également préparée, mais elle est dans une situation particulière. En France, si la collecte est gérée à 55 % par des coopératives, l’autre part est collectée par des entreprises privées. Ces sociétés (Lactalis, Danone…) ont remplacé les quotas par des contrats avec les éleveurs qui définissent à l’avance les volumes à produire. Cela leur permet d’ajuster la collecte au plus près de leurs besoins, et de limiter la volatilité des prix. Donc quand le marché tire vers le bas, Lactalis baisse ses prix.

Cet encadrement est une des raisons de la non croissance en France après la fin des quotas laitiers. Ce qui explique notamment la relation compliquée entre les éleveurs et les transformateurs.

Des agriculteurs français protestant contre les pratiques de Lactalis, le 27 juillet 2015, à Laval. | David Vincent / AP

Les éleveurs européens sont-ils tous touchés par cette crise ?

La conjecture est difficile pour tous les éleveurs, notamment pour ceux qui ont investi. Aujourd’hui, en France, le prix en moyenne est de 270 euros pour 1 000 litres, alors que le prix du lait nécessaire pour couvrir les charges tourne autour de 300 à 310 euros. En Europe du Nord, les éleveurs sont payés aux alentours de 220 à 230 euros. Ils perdent de l’argent aussi.

Mais l’enjeu en France est la répartition de la valeur de la production du lait entre les différents maillons de la chaîne. Ici, les éleveurs sont moins bien regroupés et donc pèsent moins dans les négociations face à une grosse société comme Lactalis. Contrairement en Europe du Nord, par exemple, où les grosses coopératives sont les maîtres du jeu.

Les manifestations, en France, sont souvent tournées contre la puissance publique. Là c’est contre Lactalis, qui est un opérateur mondial qui fait des bénéfices mais qui apparement paye moins bien que les autres opérateurs. Depuis la fin des quotas, il n’y a plus de régulation publique. Les éleveurs sont donc délaissés face à la volatilité du marché.

Se dirige-t-on alors vers un rééquilibrage et une baisse de la production du lait dans l’Union européenne ces prochains mois ?

Depuis le printemps 2016, on assiste à un ralentissement de la production. Mais à court terme, les éleveurs, individuellement, n’ont pas intérêt à lever le pied. Ils ont des charges de structure importantes. Baisser la production ne réglerait pas leur propre situation.

Alors que, collectivement, une production qui ne ralentit pas tire les prix vers le bas. Mais la croissance commence à se tasser. Des éleveurs sont obligés d’arrêter avec des cessations d’activité, des faillites, certaines ont des problèmes de trésorerie. Ils sont contraints de lever le pied.

Il va y avoir une période de ralentissement. J’espère que ça participera au redressement du marché. Ça permettra de retrouver des prix corrects dans quelque temps, mais pas avant six mois.

L’Union européenne a annoncé il y a un mois la mise en place d’un nouveau plan d’urgence de 500 millions d’euros pour soutenir le marché laitier et inciter les producteurs à réduire leurs volumes. Cette aide est-elle une bonne nouvelle ?

Cela va dans le bon sens mais elle se fait sur la base du volontariat [Seuls les producteurs qui décideront de produire moins auront droit à une compensation financière]. Ça arrive un peu tard et ça n’aura pas beaucoup d’effet. La production est déjà moins dynamique.

Cette aide peut toutefois profiter aux producteurs qui ne sont pas dans une logique d’investissement. Ceux qui ont beaucoup investi n’ont pas le choix, il faut continuer à produire. Il aurait fallu bloquer la croissance à un moment donné. Et revenir aux quotas, pourquoi pas, mais les pays du Nord n’en voudraient pas. Mais avec cette dérégulation, le secteur laitier découvre ce que vit le secteur porcin depuis trente ans.