Lors des funérailles des victimes de l’attentat de Gaziantep, dans le sud de la Turquie, dimanche 21 août | ILYAS AKENGIN / AFP

Quarante-huit heures après l’attentat de Gaziantep (54 morts, majoritairement des femmes et des enfants, 66 blessés encore hospitalisés), attribué par le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à l’organisation Etat islamique (EI), l’armée turque a pilonné, lundi 22 août au soir, les positions des djihadistes et celles des milices kurdes dans le nord de la Syrie.

« Daech [acronyme arabe de l’EI] doit être éliminé de nos frontières et nous sommes prêts à tout faire pour cela », a déclaré lundi le chef de la diplomatie turque, Mevlut Cavusoglu, tandis que le premier ministre, Binali Yildirim, semait la confusion quant à l’enquête sur le carnage de samedi : « Les informations au sujet des auteurs de cet attentat, du nom de leur organisation, sont malheureusement inexactes », a-t-il dit, contredisant M. Erdogan. Le chef de l’Etat avait évoqué dès dimanche un jeune kamikaze ayant entre 12 et 14 ans et « probablement » de l’EI.

Sans attendre, les obusiers Howitzer déployés par les Turcs à la frontière ont visé les zones tenues par l’EI à Djarabulus ainsi que les positions des miliciens kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) à Manbij, ville syrienne à 30 kilomètres plus au sud, libérée par eux le 6 août du joug djihadiste. Située à l’ouest de l’Euphrate, du côté syrien de la frontière, Djarabulus, aux mains de l’EI depuis janvier 2014, est le dernier point de contact et d’approvisionnement des djihadistes depuis la Turquie.

Longtemps, les 90 kilomètres de frontière où flotte le drapeau noir, côté syrien, ont vu passer les recrues étrangères du « califat », les approvisionnements, les blessés. Mais depuis plus d’un an, le transit s’est tari. Désormais, les hommes de l’EI pilonnent régulièrement l’armée turque, qui réplique. Lundi, les tirs se sont intensifiés. Trois obus tirés par l’EI sont tombés dans des champs autour de Karkamis, la ville turque qui fait face à Djarabulus. L’armée turque a dû renforcer ses positions. Lundi soir, la 5e division blindée mécanisée de Gaziantep a été envoyée à la rescousse.

Djihadistes pris au piège

Voici quelques jours que Karkamis est le théâtre d’un intense va-et-vient, hommes et véhicules traversant la frontière. Venus de Syrie, quelques milliers de rebelles ont été rassemblés, côté turc, dans un camp militaire en vue de l’offensive sur Djarabulus. Défaits plus au sud à Manbij, les djihadistes sont pris au piège dans le corridor de Djarabulus. Visés par les tirs de l’armée turque au nord, ils sont cernés par les milices kurdes à l’est et à l’ouest.

L’offensive a commencé. D’ores et déjà, des centaines de combattants rebelles syriens acheminés depuis la Turquie ont investi les faubourgs de la ville de Djarabulus. Réunies sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL), soutenue par Ankara, ces forces sont issues, entre autres, des brigades du Front Fatah Al-Cham (le successeur du Front Al-Nosra, ex-franchise d’Al-Qaida), de Sultan-Mourad et d’Ahrar Al-Cham.

« La simultanéité entre l’opération sur Djarabulus et l’attentat à Gaziantep ne doit rien au hasard. Voyant venir l’offensive sur Djarabulus, l’EI a réveillé ses réseaux à Gaziantep. La nuit où la bombe a explosé [samedi 20 août, au milieu d’un mariage kurde], 3 000 combattants syriens faisaient route vers la Syrie », écrit Abdulkadir Selvi, dans un éditorial publié par Hürriyet le 22 août.

Avant tout, Ankara cherche à bloquer la prise de Djarabulus par les Forces démocratiques syriennes (FDS), un regroupement de milices majoritairement kurdes, soutenues par les Etats-Unis. Maîtres de la rive est de l’Euphrate, en face de Djarabulus, les FDS ont la ville à portée de main. Sa prise ouvrirait un boulevard aux Kurdes syriens, désireux d’effectuer la jonction entre les trois cantons kurdes (Afrin à l’Ouest, Kobané et Djazira à l’Est) qui forment le Rojava, leur région. Voilà pourquoi les positions des FDS au nord de Manbij ont été la cible des obus turcs lundi soir.

« Opposés à une partition de la Syrie »

La perspective de voir émerger une entité kurde dans le nord de la Syrie est « inacceptable » pour la Turquie « comme pour les Syriens », a martelé lundi soir à Ankara Binali Yildirim. « Notre position est on ne peut plus claire : nous sommes opposés à une partition de la Syrie, l’intégrité de son territoire doit être préservée », a déclaré le premier ministre turc.

Ce souci, partagé par le régime de Damas, qui a récemment bombardé les milices kurdes à Hassaké (canton kurde syrien de Djazira), est le seul point sur lequel Ankara et le régime de Bachar Al-Assad, ainsi que ses alliés russe et iranien, pourraient trouver un terrain d’entente. Sur le dossier syrien, la Turquie est en train de changer de cap, ne faisant plus un préalable du départ inconditionnel d’Assad.

« Il faut un gouvernement acceptable aux yeux de tous les Syriens », a résumé M. Yildirim, prompt à ranger les Kurdes syriens du Parti de l’union démocratique (PYD, une émanation du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan séparatiste, interdit en Turquie) et leurs milices armées YPG dans le même sac que l’EI. Il a ensuite exhorté la Russie, l’Iran et les Etats-Unis à « ouvrir une nouvelle page » en Syrie.

La résurgence du problème kurde risque d’assombrir la visite du vice-président américain, Joe Biden, attendu jeudi 25 août à Ankara. Car les YPG, qui combattent farouchement l’EI sur le terrain syrien, sont aussi les meilleurs alliés des Etats-Unis. Source d’irritation pour Ankara, le soutien américain aux Kurdes syriens est vu à travers le prisme de la « trahison », un thème rebattu depuis le putsch manqué du 15 juillet en Turquie.