« Ah oui, je l’ai vu faire ça. » Tsigue* n’est pas sûre. L’Ethiopian Broadcast Corporation (EBC), l’unique chaîne de télévision nationale, n’a pas montré d’image du marathonien Feyisa Lilesa. Dimanche 21 août, en clôture des Jeux de Rio, le coureur de 26 ans avait franchi la ligne d’arrivée, les bras croisés au-dessus de la tête, comme le font les manifestants Oromos qui défient le pouvoir central d’Addis Abeba depuis un an.

« Ça veut dire quoi déjà ? Mais oui, je l’ai vu une fois sur Facebook, poursuit Tsigue. Les fauteurs de troubles, là. Aaaah… il va avoir des problèmes, lui. » Médaillé d’argent, Feyisa Lilesa est désormais héros ou paria, c’est selon. En faisant le signe de croix, il a pris des risques personnels mais il a offert une tribune planétaire aux Oromos, son ethnie.

Des manifestations réprimées brutalement

Tout a commencé avec un projet d’expansion de la capitale Addis Abeba, située au cœur de la région Oromia. Une volonté d’harmoniser l’explosion urbaine, d’après le pouvoir central. Une tentative supplémentaire d’accaparer les terres des paysans Oromos, pour les opposants.

Dans les universités, les étudiants ont commencé à s’afficher les bras croisés au-dessus de la tête, comme des prisonniers. Puis, la diaspora a fait tourner les images sur les réseaux sociaux. À partir de novembre 2015, les manifestations se sont multipliées dans la région la plus vaste du pays où vit un tiers de la population nationale.

Le projet d’expansion de la capitale a été retiré, mais rien n’y a fait. L’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens), quasi-parti unique, au pouvoir depuis 1991, concentre toutes les critiques.

La répression a été violente. En juin 2016, Human Rights Watch recensait 400 morts et des milliers d’arrestations. L’Ethiopian Human Rights Commission, proche du gouvernement, comptabilisait 173 morts. Il faudrait y ajouter une centaine de morts, après la répression brutale des 6 et 7 août.

Dimanche 21 août à Rio, Feyisa Lilesa déclarait, dans son anglais hâché et timide : « J’ai des proches et des amis en prison. Le gouvernement tue mon peuple, les Oromos, des gens sans ressources. » Depuis, les médias d’Etat font des contorsions. Parler de sa médaille, oui, de son geste, un peu. Mais sans rien montrer. L’arrivée du coureur a disparu des écrans.

Campagne de crowdfunding

Mais sur les réseaux sociaux, le marathonien est devenu un héros. Une campagne de crowdfunding a levé plus de 84 000 dollars en une journée pour aider le sportif à décrocher un visa dans un autre pays.

À Addis Abeba, dans les cafés et les halls d’hôtel, on refuse poliment la discussion. En public, on ne sait jamais. Depuis les appels à manifester sur la grande place centrale, Meskel square, les langues se délient difficilement. Même ceux qui acceptent d’évoquer Feyisa Lilesa rechignent à le nommer.

Deux jours après la clôture des JO, Alemayehu remonte une avenue, le costume propre et l’anglais approximatif. Les pluies de la nuit ont séché, Addis Abeba se rend au travail. On s’écarte du trafic et des oreilles indiscrètes : « Ce qu’il a fait est bien. C’est un message pour le monde. Est-ce qu’il reviendra ? Peut-être pas, sinon il ira directement à la police. »

Alemayehu n’a pris part à aucune manifestation mais il suit de près les nouvelles de sa ville natale, Gondar, dans la région Amhara, au nord du pays. Là-bas aussi, la foule a essuyé les tirs des forces de sécurité. La semaine dernière, les habitants se sont calfeutrés dans leurs maisons pendant trois jours, en signe de protestation. Aucun magasin n’a ouvert, les rues étaient vides. Alors la bravoure du sportif vaut aussi pour les Amharas. « Tous les médias parlaient de lui. Sauf EBC... Mais de toute façon personne ne regarde EBC », la télévision nationale.

« L’athlète sera bien accueilli »

Ce n’est pas tout à fait vrai, même si les antennes satellites permettent de capter les chaînes étrangères, surtout ESAT, opposante honnie par le régime, qui émet depuis les États-Unis et verse souvent dans l’outrance.

Alemayehu sort son téléphone, appelle un copain Oromo. Son ami est à Ambo, à l’ouest de la capitale, point chaud de la contestation Oromo : « Là-bas, ils sont contents. Partout en région Oromia, à l’ouest, à l’est… En région Amhara aussi, on est content. »

À Addis Abeba, promis, le marathonien n’aura rien à craindre. Le porte-parole du gouvernement, Getatchew Reda, a félicité tous les athlètes, « nos héros », y compris Feyisa Lilesa. À la radio nationale, il s’est voulu rassurant : « Bien qu’il soit impossible d’exprimer un avis politique aux Jeux, l’athlète sera bien accueilli quand il rentrera à la maison avec les autres membres de l’équipe olympique éthiopienne. » Le groupe doit atterrir le 23 août au soir, à l’aéroport d’Addis Abeba.

Au volant de son minibus, Tewodros n’y croit pas : « Il est idiot, il n’aurait jamais dû faire ça. C’est un sportif, il ne doit pas parler de politique. S’il rentre, ils vont le détruire lentement… »

* Tous les prénoms ont été changés.