Des supporteurs tunisiens, en 2006. | FETHI BELAID / AFP

Même si la Tunisie change de gouvernement – cinq depuis la révolution de 2011 - plus souvent que de sélectionneur, la volonté de la puissante Banque Centrale de Tunisie (BCT) n’est pas prise à la légère dans le milieu du sport professionnel, et notamment celui du football. Le 30 juin, la BCT a énuméré une série de mesures d’urgence à prendre face à deux problèmes majeurs qui touchent l’économie du pays, la détérioration du dinar et les transferts en devises.

L’installation du nouveau gouvernement et l’attention portée à la délégation tunisienne engagée lors des Jeux Olympiques de Rio ont occupé l’actualité, mais la question continue d’agiter le monde du sport. Car les clubs, qui s’attendent à recevoir une notification officielle, auraient l’obligation de payer les étrangers uniquement en dinars, ce qui n’est pas systématiquement le cas actuellement. Cette réforme devrait être accompagnée d’une autorisation préalable du ministère de tutelle avant de faire venir de l’extérieur un entraîneur ou un joueur.

Une probable mesure

L’ancien attaquant international français Gérard Buscher, qui entraîne La Marsa (Ligue 1) et qui a déjà travaillé dans plusieurs clubs (Bizerte, Espérance Tunis et Hammam Lif) est étonné par la méthode employée pour évoquer cette mesure. « Je suis payé en dinars, donc cela ne me concerne pas directement, déclare t-il. Mais cette idée a été lancée sans concertation avec les présidents des clubs, qui sont évidemment un peu contrariés. Et on a un peu l’impression qu’on fait porter aux sportifs étrangers la responsabilité de la mauvaise santé de l’économie tunisienne. Il y a trois étrangers par équipe, sachant que si certains ont de bons salaires, la plupart touchent entre 2 000 et 3 000 euros par mois. Et tous ne sont pas payés en devises. »

L’agent de joueurs tunisien Slim Boulasnem est lui aussi dubitatif : « Cela ressemble à du protectionnisme. Cette idée a été lancée sans vraie réflexion et sans concertation, alors qu’il y a des choses plus importantes à régler. »

Hussein Jenayah, directeur exécutif de l’étoile du Sahel de Sousse, un des plus grands clubs du pays avec l’Espérance Tunis, le Club Africain et le CS Sfaxien, comprend que les hautes sphères de l’Etat cherchent à limiter les effets de la crise financière. « Si la mesure est bien expliquée et surtout si elle est bien appliquée, pourquoi pas ? s’interroge t-il. Mais il ne faudrait pas que cela devienne trop contraignant. Le football doit rester un marché ouvert, libre, capable de s’auto réguler. À l’étoile du Sahel, où le salaire le plus élevé atteint 10 000 euros par mois, nos joueurs étrangers sont payés en dinars. L’argent est versé sur un compte en banque tunisien, pour une meilleure traçabilité. Ensuite, ils transfèrent l’argent dans leur pays, par virement, au taux de change officiel. »

« Au noir »

Mais en Tunisie, tous les étrangers ne sont pas rémunérés ainsi en monnaie locale. « Tout le monde le sait. Une partie est payée en dinars, donc déclarée, mais une autre l’est en devises, euros ou dollars, et donc au noir », explique un dirigeant sous couvert d’anonymat.

Une version confirmée par Mouldi Abichou, le président de l’Espérance Sportive de Zarzis, un modeste club de Ligue 1, qui emploie deux Sénégalais et un Malien. « Je paie en dinars, par virement bancaire, et aucun salaire, primes comprises, ne dépasse 2 500 euros, raconte le dirigeant. Mais ensuite, ce n’est pas mon rôle de contrôler ce qu’ils font de leur argent. S’ils vont le changer en devises au noir, je ne vais pas le savoir et ce n’est pas mon problème. Mais on sait que parfois, des joueurs se font arrêter à la douane avec des sommes en euros supérieures à ce qui est autorisé [4 000 euros environ]. »

En Tunisie, beaucoup de clubs s’en remettent à leurs présidents-mécènes pour assurer leur train de vie. L’Espérance Tunis, le Club Africain, l’étoile du Sahel et le CS Sfax, dirigés respectivement par Hamdi Meded, Slim Riahi, Ridha Charfeddine et Lotfi Abdennadher sont tous des acteurs économiques important dans les domaines de l’agroalimentaire, l’immobilier ou la construction. Eux parviennent à résister tant bien que mal aux effets de la crise financière.

« Type DNCG en France »

« Les droits télé sont faibles, le nombre de spectateurs autorisés à venir au stade est limité à 15 000 à cause de la violence, et le sponsoring est assez peu développé. Les budgets sont assurés en grande partie par les mécènes, mais il n’y a pas toujours une grande clarté sur les comptes des clubs. Il faudrait mettre en place une commission de contrôle des finances, type DNCG en France, afin d’estimer si un club peut ou non faire face à ses charges. On laisse trop les clubs s’endetter, juste pour leur permettre de jouer », assure Elyes Ghariani, dirigeant de l’Espérance Tunis.

« Payer uniquement les étrangers en dinars, on le fait à l’Espérance. Mais en Tunisie, ce n’est pas systématique, car certains étrangers ont des contrats en euros, déclare Elyes Ghariani, dirigeant de l’Espérance. On se demande aussi s’il n’y a pas une volonté de limiter à deux le nombre de joueurs étrangers par club. Cette mesure pourrait en dissuader certains de venir en Tunisie. »

Un avis partagé par Hussein Jenayah (Etoile du Sahel), qui pousse même plus loin la réflexion : « Le championnat tunisien est souvent un tremplin pour des joueurs majoritairement subsahariens, lesquels sont généralement transférés en Europe ou dans le Golfe Persique. Et ces transferts sont une indispensable source de revenus pour nos clubs. À l’étoile, sur les dix dernières années, nous avons vendu pour 30 millions d’euros et acheté pour 7 millions. »