Un vent venu de l’est souffle sur Nairobi. Les Kényans, plutôt habitués à ne connaître du Japon que l’omniprésence des voitures Toyota, quelques bars à sushis et d’assez confidentiels cours de karaté proposés par l’ambassade du Japon, ont vu arriver une vague sans précédent de plusieurs milliers de délégués en costume venus du pays du Soleil-Levant pour assister à l’ouverture de la 6e Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (Ticad), qui doit se tenir samedi 27 et dimanche 28 août.

Tokyo a vu les choses en grand. Les principaux axes routiers sont fermés, les hôtels remplis, des publicités en japonais accueillent le visiteur à l’aéroport. Dans le centre-ville, une vaste « foire du Japon » a été dressée, exposant le meilleur de l’industrie nippone. Il fallait mettre les formes : c’est la première fois que le Ticad, devenu l’un des principaux forums sur l’avenir du continent, a lieu en Afrique.

« Un événement historique »

Outre les délégués, Nairobi devrait accueillir une trentaine de chefs d’Etat et une bonne centaine de patrons d’entreprises japonaises. Seront présentes les grandes firmes nationales (Toyota, Mitsubishi, Honda, Canon…), mais aussi quelques nouveaux, venus tenter l’aventure africaine et séduire la classe moyenne kényane. Ainsi, le groupe agroalimentaire Ajinomoto vantera-t-il le « plaisir de manger » sur le continent, loin de l’éternel – mais parfois bien réel – cliché des famines et des privations.

La conférence marque un tournant dans les relations nippo-africaines. « C’est un événement historique ! », se réjouit Katsumi Hirano, vice-président de l’Organisation japonaise du commerce extérieur (Jetro). Longtemps, la politique économique nippone en direction de l’Afrique reposait sur des investissements publics et la traditionnelle aide au développement. « Mais avec ce Ticad, on va pouvoir s’ouvrir sur le secteur privé, investir de nouveaux secteurs comme la santé ou l’agriculture. »

Le Japon a pris du retard. Selon le Jetro, seul 1,4 % des exportations japonaises était destiné à l’Afrique en 2015. « Et l’automobile prend toute la place, représentant 60 % de ces exportations ! », complète M. Hirano. Mis à part Toyota et Canon, présentes sur tout le continent, les entreprises japonaises sont encore quasi absentes en Afrique centrale, et largement cantonnées en Afrique du Sud, à Pretoria.

Besoin du vote des 54

Alors que les Abenomics (la stratégie économique du premier ministre, Shinzo Abe) montrent leurs limites, le Japon peut espérer grappiller quelques points de croissance en Afrique, un continent sur lequel, depuis le dernier Ticad organisé en 2013, M. Abe a misé comme aucun de ses prédécesseurs. Il a incité les entreprises à y faire du business et a emmené avec lui une flopée de patrons, comme lors de sa tournée africaine de 2014, en Ethiopie, en Côte d’Ivoire et au Mozambique. Le Kenya a profité à plein de cette politique : construction d’une centrale géothermique et d’un nouveau terminal au port de Mombasa, rénovation d’axes routiers dans la capitale, ouverture à Nairobi d’une salle d’exposition par Nikon et d’un restaurant de la chaîne Toridoll… le pays a été gâté.

Pour M. Abe, le Ticad sera l’occasion de sécuriser les voies d’approvisionnement en pétrole et gaz naturel, cruciales depuis la catastrophe de Fukushima. Les préoccupations géostratégiques seront au cœur du sommet : le Japon vise un siège permanent au Conseil de sécurité et a besoin du vote des 54 Etats africains à l’ONU. « Tokyo est aussi présent en Somalie, où il participe à la force multilatérale de lutte contre la piraterie, ainsi qu’au Soudan du Sud, où sont déployés 400 Japonais des Forces japonaises d’autodéfense », rappelle Jonathan B. Miller, du Council on International Policy.

Mais, surtout, la Conférence sera l’occasion de jouer des coudes avec le voisin chinois. Tokyo court très très loin derrière Pékin. En 2015, la valeur des exportations chinoises vers l’Afrique a été onze fois supérieure à celle du Japon. L’Empire du milieu y a depuis longtemps investi tous azimuts, dans des pays petits ou grands, enclavés ou côtiers, transparents ou non, quand le Japon faisait encore la fine bouche, se cantonnant à quelques Etats stables et jugés plus démocratiques. Tout un symbole : la première visite d’un chef de gouvernement japonais en exercice en Afrique subsaharienne date seulement de… 2001 !

« Business first »

Chine ou Japon, le cœur des Africains pourrait-il balancer ? « La force du Japon, ce sont ses technologies de haute qualité et la formation du personnel », a lancé M. Abe, en embarquant pour Nairobi. Les Japonais souhaitent faire valoir leur savoir-faire dans les secteurs de l’énergie et des transports. « Ils n’amènent pas avec eux leurs ouvriers. Ils prennent davantage soin de leurs employés. Ça peut faire pencher la balance », soutient M. Miller, du Council on International Policy.

Mais Pékin et Tokyo ne sont pas seuls. En juillet, le premier ministre indien, Narendra Modi, a fait une tournée africaine, réunissant à Nairobi les membres de la grande diaspora indienne. Il y a été précédé en mai par la présidente sud-coréenne, Park Geun-hye, passée par Nairobi et Kampala (Ouganda) pour signer une batterie d’accords sur la santé et l’énergie.

« Shinzo Abe est un nouveau type de premier ministre, insiste M. Miller. Au lieu de rester sagement à la maison, il fait tout pour étendre l’influence économique et diplomatique du Japon. » Sans complexe, il a mis fin en 2014 à l’interdiction datant de la seconde guerre mondiale d’exporter des armes. Une aubaine pour Mitsubishi, Hitachi ou Toshiba, toutes présentes ce week-end à Nairobi. Sans arrière-pensée, il accueillait en mars à Tokyo le président zimbabwéen, Robert Mugabe. Quelque 5,3 millions de dollars (4,6 millions d’euros) ont été promis pour le développement de routes dans le pays. Un autocrate, ce vieux dictateur de 92 ans ? « Un estimé patriarche africain », a nuancé Shinzo Abe. Décidément, business first.