Ciel ocre, vent sec. Une tempête de sable roule au-dessus de Tahoua voilant le soleil. La matinée est déjà bien avancée dans cette ville de l’ouest nigérien, mais on y voit comme au coucher du soleil. Penché sur son volant, Mohamed Moustapha Ahmed active les essuie-glaces pour balayer la poussière qui s’accumule sur le pare-brise de son pick-up. Les rues sont obscures. Dix jours sans électricité. « Les hommes de Boko Haram ont commencé à s’en prendre aux installations électriques nigérianes sur lesquelles la ville s’alimente, peste-t-il. Avec ces djihadistes on va bientôt tous finir dans les ténèbres. »

Mohamed Moustapha Ahmed est un homme de lumière, un guide spirituel, un marabout, comme on dit dans ce coin de pays pelé. Et pas n’importe lequel. Il est le président du collectif des associations musulmanes de Tahoua depuis 1993. Soit la plus haute figure islamique d’une région de plus de 3 millions d’habitants sur les 20 millions que compte le Niger, à 90% musulman. Sa lumière a lui, c’est l’islam. Pas n’importe lequel, tient-il à préciser : « Le vrai, le modéré, celui qu’a vécu le Prophète, pas celui dévoyé par les djihadistes. »

Chaque vendredi à la grande mosquée de Tahoua, il prêche devant des milliers de fidèles. Ses sermons sont résolument progressistes et tolérants : défense de la contraception, lutte contre le mariage des enfants, scolarisation des filles, espacement des naissances. Un engagement qui lui a valu une reconnaissance locale et internationale. Primé par la ministre de la population en 2011 et par le ministre de la santé en 2014. Il travaille depuis 2007 main dans la main avec des ONG afin d’améliorer la santé et les conditions de vie des Nigériens.

L’imam Mohamed Moustapha Ahmed en mai 2016. | Matteo Maillard

Comment définiriez-vous votre rôle dans cette région ?

Je me considère d’abord comme un guide spirituel. Je reçois des citoyens, des musulmans. Ils me posent des questions religieuses mais aussi sociales, économiques, politiques. Je conçois l’islam non uniquement comme un culte mais comme un moyen d’améliorer concrètement la vie des gens.

Quelles questions vous sont le plus souvent posées ?

Celles à propos du mariage, de la santé de la reproduction, des conflits entre agriculteurs et éleveurs. Le problème au Niger, ce sont les mariages des enfants. Ils sont fréquents par la faute malheureuse d’une interprétation erronée du saint Coran. Les prêcheurs induisent en erreur quand ils justifient le mariage d’enfants par la référence au Prophète qui a épousé une fillette de 9 ans. Ils oublient que c’est une exception faite uniquement au Prophète. Le saint Coran nous dit qu’avant de se marier, il faut s’assurer que la fille soit mûre psychologiquement et physiquement. Si elle est apte à mettre au monde et à conduire un foyer. On ne peut donc pas demander son consentement à un enfant.

Pour quelles raisons les imams défendent-ils le mariage des enfants ?

C’est par ignorance, qui est une source d’incompréhension. Nous luttons contre cette ignorance avec l’appui de partenaires comme l’Unicef et Médecins du monde, le Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA). Avec leur aide, j’ai pu former plus de 700 imams dans la plupart des 44 communes de Tahoua. Nous avons établi une charte avec eux. Ils ont pris l’engagement de traiter chaque mois un thème de développement : mariage précoce, espacement des naissances, mendicité, notamment.

Quelles réticences observez-vous ?

Elles sont nombreuses concernant la contraception. Beaucoup d’imams pensent que l’utilisation de la pilule et du préservatif est haram, c’est-à-dire interdit par la religion, car le Prophète n’en a pas utilisé. Ce qu’ils oublient, c’est que, du temps du Prophète, il y a eu un hadith [parole de Mahomet reconnue comme authentique et qui fait force de loi pour les croyants] autorisant le coït interrompu, et que pratiquaient ses compagnons. Certes, il n’y avait pas de moyens modernes mais, par analogie, ceux qui pratiquaient le coït interrompu allaient dans le même sens que l’utilisation du préservatif et de la pilule. Ils faisaient en sorte que les femmes ne tombent pas enceintes.

Votre position sur la contraception a-t-elle évolué depuis vos premiers prêches ?

Oui, surtout avec l’explosion des indicateurs de croissance économiques. Les Nigériens font trop d’enfants [7,6 par femme, le plus haut taux de fécondité du monde]. Or, dans l’islam, nous devons aussi tenir compte des risques économiques et sanitaires qu’implique une croissance démographique excessive. Une multitude d’enfants nigériens sont livrés à eux-mêmes, mendient, parce que leurs parents n’ont pas les moyens de s’occuper d’eux. Pourtant, le Prophète a dit : « Seul celui qui a les moyens de se marier prendra une femme. » Le mariage est conditionné par les moyens. Tes enfants, tu dois pouvoir prendre en charge leur scolarité, leur santé et leur alimentation. Sinon tu formeras juste des délinquants qui voleront pour payer leur imam. Ici, il y a beaucoup d’écoles coraniques nomades. Un enseignant pour environ 300 élèves de 7 à 13 ans. Sans leur donner de véritable éducation, on les traîne de ville en ville jusqu’au Nigeria. Après, je ne m’étonne plus qu’ils viennent gonfler les rangs de Boko Haram qui les utilisent comme boucliers humains.

Que préconisez-vous pour lutter contre cette pression démographique ?

L’espacement des naissances, mais pas leur limitation, qui ne serait pas acceptée. Dire aux hommes et aux femmes non pas combien d’enfants ils doivent avoir, mais de ne pas en avoir un chaque année. C’est dangereux pour la santé de la mère et ça conduit à des abandons d’enfants. Quand j’en discute avec les parents, je leur demande : « Est-ce que c’est ce que préconisait le Prophète ? Faire des enfants dont vous ne pouvez pas vous occuper pour ensuite les abandonner à la misère et à la mort ? » C’était un discours difficile à tenir il y a encore quelques années, mais, petit à petit, les mentalités évoluent.

Comment avez-vous fait pour former ces 700 imams qui étaient parfois réticents à vos positionnements idéologiques ?

En islam, il faut amener des preuves. Moi j’en amène par le saint Coran et les hadith. Selon moi, la meilleure approche est celle de la proximité. Je vais dans les provinces, je convoque les imams pour dialoguer avec eux. Il est important de comprendre la personne avant d’accepter ou de rejeter ses propos. Donc ma méthode est de passer du temps en leur compagnie. Je bois le thé puis je prêche avec eux. Petit à petit, je gagne leur confiance.

Comment expliquez-vous la vision de l’islam défendue aujourd’hui par les prêcheurs des mouvements djihadistes du Sahel et du lac Tchad ?

C’est à la fois une mauvaise compréhension de l’islam et l’injustice qui ont conduit ces gens à prendre les armes. Tu ne peux pas contraindre les gens à être musulman. C’est interdit par le Coran lui-même. Nous voyons que Boko Haram attaque n’importe qui mais avant tout des musulmans. Ce sont des bandits armés qui se cachent derrière l’islam. Ça s’arrête là.

Vous définissez-vous d’un courant islamique particulier ?

Je suis neutre. Je suis un musulman. Si Dieu ou le Prophète a dit quelque chose, je l’applique. Personne d’autre ne me guide. Je suis dans le juste milieu, comme l’a recommandé Mahomet.

Que répondre aux salafistes qui veulent voir les musulmans vivre comme au temps de Mahomet ?

De faire comme lui et d’aller en pèlerinage à La Mecque à dos de chameau ! Le Prophète n’est jamais monté dans un véhicule motorisé… Et qu’ils combattent à pied et au sabre. S’ils veulent vraiment retourner à cette époque, qu’ils arrêtent d’utiliser Internet et leur portable.

Quels sont les points fondamentaux que vous souhaitez améliorer dans cette région ?

Nous devons accentuer la formation des imams en ce qui concerne la lutte contre le mariage précoce et défendre la scolarisation des jeunes filles.

L’imam Mohamed Moustapha Ahmed visite le chantier de la nouvelle grande mosquée de Tahoua en cours d’achèvement en mai 2016. | Matteo Maillard

Quelle place ont-elles dans l’islam et la société que vous souhaitez établir ?

Elles ont une place de choix. Ce sont les premières éducatrices. C’est pour ça que je défends leur scolarisation. Ceux qui pensent que les filles ne doivent être que des mères ont une compréhension erronée. L’islam dit que les filles comme les hommes doivent aller chercher le savoir. C’est une obligation pour les deux sexes.

Pensez-vous à terme être en mesure de faire évoluer les comportements ?

C’est une lutte de longue haleine. Ce qui est plus important pour moi maintenant est de poursuivre la formation des imams qui ont une influence importante sur la population. Organiser des caravanes de prêches pour sensibiliser les fidèles aux sujets de santé et d’éducation. Les mentalités ont, somme toute, déjà un peu évolué. Les imams rétrogrades qui marient des enfants commencent à avoir peur des autorités et de la population.

Certains quittent Tahoua pour se réfugier dans d’autres régions. De mon côté, je vais continuer mon travail de sensibilisation. C’est une mission éternelle. Nous sommes une longue lignée de gens qui poursuit l’œuvre du Prophète. Les projets peuvent s’arrêter, mais nous nous sommes là pour l’éternité.

Le sommaire de notre série « Un combat pour la vie »

Voici, au fur et à mesure, la liste des reportages de notre série d’été à la rencontre des femmes du Sahel. Le voyage va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.

Cet article est un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.