Le clarinettiste Louis Sclavis a été le fil conducteur de l’édition 2016. | DR

Les Rendez-vous de l’Erdre ne ressemblent à rien. Fêtes nautiques, le jazz en tous ses états, du dixieland aux avant-gardes héroïques, 234 rafiots de toutes jauges, plus, cette année du trentenaire, trente concerts dans trente lieux rares…

Les Rendez-vous au parfum de dernière pêche que l’on cueille à l’arbre, répondent à la loi aussi stricte que folâtre du potlatch. L’Erdre, rivière de 97 km et demi, prend sa source en Anjou et se jette à bras raccourcis dans la Loire, à Nantes. Bonjour manoirs, parcs, châtiaux, rigodons, menuets, caresses et révérences, François 1er n’aurait pas cherché plus loin pour la décréter « plus belle rivière de France ».

Quelques sans-culottes décidés – le placide activiste Armand Meignan (directeur artistique de l’Europa Jazz Festival du Mans) et son compère nantais, Loïc Breteau – l’ont changée, depuis trente ans, en quatre jours de pique-nique musical, avec don pluriel de sons et lumières, vœu de société apaisée, générosité sans excès d’illusion par gros temps d’angoisses et de menaces. Echauffourées dans la nuit du dimanche. Casse en centre-ville. Contrairement à 1967 vu par l’éditorialiste du Monde, Pierre Viansson–Ponté, la France ne « s’ennuie » pas, elle se fait du mouron ou se fracture. Nantes toujours en tête de pont.

Avec sept prestations en quatre jours, le clarinettiste Louis Sclavis reste le fil conducteur de l’édition 2016.

Le plus curieux, mais on verra plus tard le sens qu’il convenait de donner, c’est que les musiques programmées aux bords de l’Erdre perdent en divertissement ce qu’elles gagnent en avertissement. Avec sept prestations en quatre jours, le clarinettiste Louis Sclavis reste le fil conducteur de l’édition 2016. Se faire une idée ? Simple. Le dimanche 28 août, à 11 heures, dans la rue du Refuge attenante au couvent des Cordeliers jamais ouvert au public, campent une trentaine de personnes. Elles n’ont pas pu entrer. Elles écoutent. Elles écoutent quoi ? Du free de chambre : Louis Sclavis et Dominique Pifarély (violon), trente ans d’amitié, la musique coule de source. Toutes les émotions, tous les bruits, toutes les sensations, tous les secrets du corps y passent. De la rue du Refuge, on dira ce qu’on voudra, on n’entend pas si bien que ça. Mais on reste.

Mystère redoublé le soir, sur la scène nautique, une barge équipée de fond en comble : Omar Sosa (pianiste cubain) et Jacques Schwarz-Bart (fils d’André et Simone, écrivains juifs guadeloupéens) recréent avec chanteuses-prêtresses et percussionnistes la magie du vaudou haïtien et de la santería cubaine. Cela pourrait être un simulacre chic. Pas du tout : c’est Coltrane, Charles Lloyd, Archie Shepp continués par d’autres moyens.

Omar Sosa ne joue pas comme les Cubains pressés de s’intégrer à la World music.  « J.S-B » a fait quinze ans de classes dans les clubs new yorkais sans pardon – il sortait de Sciences-Po et d’un début dans la préfectorale – avant d’aborder, grâce au producteur Daniel Richard, ce qu’il souhaitait aborder. Son aiguisé comme une lame de samouraï, il y est en plein. Et présentant la prêtresse Marta Galarraga « à [son] extrême gauche », il précise, souriant, « un côté qui [lui] plaît ». Morale : ou les choses se simplifient et tournent mortifères ; ou elles se compliquent, et tout devient possible. Le concert, la cérémonie, la communion durent deux heures. Deux heures de lyrisme, de force, de transmission, et au centre, un cœur nucléaire d’une étrange poésie venue d’ailleurs.

Raphaël Imbert, l’autodidacte

Leçon de ces 30e Rendez-vous de l’Erdre ? Deux gamins apportent pour la première fois l’étui du saxophone ténor de leur père récemment mort, dans la foule. Ils l’ouvrent avec des précautions d’aide-soignante. C’est un Selmer de haute époque en très bon état. Soleil rasant, poudre dorée. Ils le montent, et le bec à l’envers. Une gamine parvient à tirer un à peine couinement. Autour, ça grouille. On redresse le bec et l’on indique sous quelle cale poser le pouce gauche. Plus bas, sur le kiosque qui danse dans les flots, le Brotherhood Heritage joue Maxine, la si belle composition de Chris McGregor pour son épouse. Premier du trio de sax (Chris Biscoe et François Corneloup complètent le brelan), Raphaël Imbert pourrait expliquer tout ça, le vaudou, le mécanisme d’un ténor, les familles et amis qui se pressent au bord de l’Erdre, la mémoire des disparus, la surveillance renforcée, les tensions sociales, la possibilité d’écouter la musique sans la consommer.

Raphaël Imbert, ténor lui-même, est autodidacte. Autodidacte, on ne le reste jamais bien longtemps. Sax ténor pleinement affirmé après des années de boulot à Marseille, Raphaël Imbert vient de publier Jazz suprême – initiés, mystiques et prophètes (Éditions de l’éclat, 320 p. , 25 €). Ce qui s’est interprété comme politique, que ce fût surdéterminé par l’époque, ou déclaré possible entre les possibles, Imbert le lit en termes de spiritualité et de sacré. Exactement comme Schwarz-Bart, lequel, rappelez-vous, aime bien son extrême gauche : « La musique, au premier chef, mais la littérature, la poésie, la peinture, aussi bien… » Cela même, on pourrait le rabaisser en « religieux ». On pourrait. Ce serait le rabaisser. Rendez-vous aux bords de l’Erdre, pour, fin août 2017, poursuivre la disputatio. Avant de refermer l’étui du ténor démonté, l’aîné des gamins passe délicatement le goupillon dans le tube. Comme il a vu qu’on devait faire.