C’est l’histoire d’une urgence quotidienne. Une femme est venue de l’Ouest désertique à pied et en charrette. Enceinte, en difficulté, elle a parcouru plusieurs dizaines de kilomètres pour donner la vie au risque de perdre la sienne sur la route.

Notre 4X4 freine dans la poussière. Elle est déjà là, chancelante entre deux infirmiers devant le centre de santé de Dakoro, bourgade au cœur du Niger. Affaiblie par une grave anémie, elle ne peut être prise en charge par cette petite structure qui n’a ni les équipements ni les poches de sang nécessaires. Il faut l’emmener à l’hôpital, mais l’unique ambulance du centre est sur les routes. Le temps presse. Nous la chargeons dans le 4X4 et démarrons en trombe.

Onzième enfant

Elle ne dit pas un mot. Les yeux rivés sur l’horizon, elle ballotte sur la banquette arrière durant les 124 km qui séparent Dakoro de Maradi, non loin de la frontière avec le Nigeria. Les gouttes de sueur perlent sous son voile et l’assombrissent. Hôpital à gauche. Le personnel accourt. On la dépose sur une table d’examen. Et la mécanique médicale s’enclenche avec sa procession de gestes vifs et précis : piquer le cathéter, prendre la voie, réaliser les prélèvements sanguins pour vérifier le taux d’hémoglobine, rhésus, numération. S’assurer de son statut sérologique dans son carnet de soins. A-t-elle le sida ? Non. A-t-elle suivi des consultations prénatales ? Oui, une sur quatre. Contrôler les constantes : pression artérielle, pouls, pulsations cardiaques. Elle est en hypotension.

Son taux d’hémoglobine est à 7 g/dl, à un point de l’anémie sévère. « Sa vie est en danger, car, si elle commence le travail, elle va perdre encore du sang. Là, elle est au début », lance Mamane Adizatou, la sage-femme responsable de la maternité de l’hôpital de Dakoro. Dans la salle de travail, il y a deux sages-femmes en blouses roses, une infirmière et un médecin stagiaire en blouses blanches. C’est la moitié du personnel de la maternité qui s’agite sans précipitation. L’habitude. Pas un jour ne passe sans qu’une femme enceinte anémiée ne soit prise en charge ici. L’hôpital de Dakoro reçoit les cas sévères des 24 centres de santé de tout le district sanitaire.

Dix minutes plus tard, l’analyse du groupe sanguin revient du laboratoire. Elle est B positif. Heureusement, il y a deux jours, l’hôpital a fait une requête et des collégiens sont venus donner leur sang. La banque est approvisionnée. Une poche est réservée pour l’après-accouchement. Deux ventilateurs tournent en grinçant dans la salle, la climatisation ne fonctionne pas. Chaleur moite. Carrelage sale, éclairé par la lumière blafarde des lampes basse consommation. La patiente anémiée souffle de douleur mais sans un cri. Elle s’appelle Madina Ada, elle a 40 ans. Dix enfants. Cinq vivants. Cinq décédés. La vie du onzième est en équilibre.

Rumeurs au village

Comme elle a commencé le travail, ils vont la garder en observation jusqu’à l’accouchement qui peut arriver vite puisque Madina Ada est ce qu’on appelle une « grande multipare ». Il est 9 h 45. « D’ici à la fin d’après-midi, elle aura mis au monde », avance Mamane Adizatou. Madina Ada vient du village de Kakalé, à moins de 15 km de Dakoro. Elle est arrivée sur une charrette avec sa grande sœur et son mari. Cela faisait deux mois qu’elle souffrait chez elle, grossesse difficile, sans soutien. Sa mère est décédée et son mari est rarement là. Elle est venue parce qu’elle a des douleurs pelviennes, de la fièvre due à une dysenterie. La sage-femme lui demande pourquoi son mari ne l’a pas aidée plus tôt ? Madina répond : « Vous ne vous rendez même pas compte. S’il est venu aujourd’hui, c’est parce que le chef du village l’a forcé à m’accompagner. »

En attendant le résultat des analyses sanguines de Madina Ada, enceinte de son onzième enfant, un médecin et une infirmière consultent son carnet de soins. | Matteo Maillard

A 10 heures, coupure d’électricité. Les ventilateurs s’arrêtent. La salle s’emplit de chaleur et des piaillements des oiseaux que masquaient les grincements. Madina dégouline de sueur. Elle semble perdre conscience par intermittence. Les sages-femmes ne peuvent pas la transfuser pour l’instant. « Nous ne pouvons pas utiliser la poche maintenant car elle risque de perdre encore du sang pendant l’accouchement, explique Mamane. Si sa situation devient critique nous la transfuserons. Sinon nous attendrons la fin de l’accouchement. » Le médecin stagiaire se veut rassurant : « Certaines femmes accouchent même avec seulement 4 g/dl d’hémoglobine. » Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est lui injecter de l’ampicilline contre sa toux.

L’électricité revient à 10h30. Nous quittons la salle de travail pour interviewer Salamatou Adamou, la grande sœur de Madina qui a fait le voyage en charrette avec elle. Salamatou ne se souvient pas de son âge, mais se rappelle s’être mariée une année avant la grande famine de 1984. Elle aurait donc environ 45 ans. Madina est orpheline de mère et sa belle-mère est aveugle. Impossible pour elle de la conduire à l’hôpital. C’est donc à Salamatou, l’aînée, que la tâche incombait. Sa sœur ne lui a pas parlé de ses douleurs pendant deux mois. Jusqu’à ce que les rumeurs au village s’intensifient. Le chef a tranché. Il lui a demandé comme au mari de l’accompagner jusqu’en ville. Ils ont laissé les cinq enfants de Madina à la belle-mère aveugle.

« Réduire les coûts »

Salamatou prévoit de rester ici avec sa sœur jusqu’à ce qu’elle aille mieux. Elle dormira sur un banc ou dans la cour de l’hôpital comme ces nombreuses familles nomades, assises en tailleur sur des nattes, qui attendent le rétablissement d’un proche. Elle ne peut pas se payer une chambre. Ce sera déjà compliqué de régler les 5 100 francs CFA (moins de 8 euros) pour le lit de Madina et les 1 100 francs (moins de 2 euros) de l’accouchement. Le mari devra se charger des frais. « Souvent les hommes insistent pour que leur femme sorte rapidement de l’hôpital afin de réduire les coûts », confie une sage-femme. Dans le cas de Madina, cela pourrait bien arriver tôt, dès les premiers rayons du lendemain matin.

Nous n’avons pas le temps d’attendre l’arrivée du bébé, la route nous appelle. A contrecœur, nous devons laisser Madina et sa famille. « Elle est entre de bonnes mains », se rassure-t-on. Le soleil est au zénith. A la sortie de l’hôpital, des Touaregs approchent sur des dromadaires indolents. Puis une procession de charrettes tirées par des ânes. La lenteur de l’urgence durera toute la journée à l’hôpital de Dakoro.

Le sommaire de notre série « Un combat pour la vie »

Voici, au fur et à mesure, la liste des reportages de notre série d’été à la rencontre des femmes du Sahel. Le voyage va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.

Cet article est un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.