Il est étendu sur le ventre, comme endormi, au ras de l’eau, sur une plage déserte… Ai Weiwei a osé « rejouer » la mort du petit Aylan Kurdi. Cet enfant syrien de 3 ans avait été retrouvé noyé début septembre 2015 et sa photo avait réveillé les consciences sur l’inhumaine réalité des routes de migration. Quatre mois plus tard, son « remake » par le très médiatique artiste chinois, publié le 30 janvier par le Washington Post, crée un nouvel émoi. Malaise face à un cliché de mauvais goût, ou face à ce qu’il nous répète : que rien n’a changé, au contraire, depuis ce moment d’empathie internationale ? Pour le seul mois de janvier, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), et pour la seule traversée de la mer Egée, le bilan était de 272 morts, dont de nombreux enfants.

Tandis qu’Aylan avait échoué côté turc, la photo d’Ai Weiwei a été prise sur l’île grecque de Lesbos, devenue la première porte d’entrée migratoire en Europe pour sa proximité avec les côtes turques. C’est l’onde de choc de la première photo qui avait décidé l’artiste à passer à l’action. Dès la mi-septembre 2015, il lançait à Londres une marche avec l’artiste britannique d’origine indienne Anish Kapoor, arborant un « symbole du besoin auquel font face 60 millions de réfugiés dans le monde aujourd’hui » : une couverture. « En ouvrant les esprits, un espace poétique, nous pouvons au moins espérer changer la façon dont nous abordons ce problème », déclarait alors au Guardian le duo d’artistes, qui rappelait à chacun : « D’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, nous sommes tous des réfugiés. »

L'artiste chinois Ai Weiwei avec des réfugiés sur l'île grecque de Lesbos, le 28 janvier 2016. | MSTYSLAV CHERNOV/AP

Un mémorial dédié aux vies perdues

Quelques semaines plus tard, fin décembre, le dissident chinois effectuait un premier séjour à Lesbos. De là, il a commencé à publier des dizaines de photographies et de vidéos sur les réseaux sociaux, documentant les arrivées de canots et la vie quotidienne dans le camp de réfugiés de Moria. Constatant le manque de lumière sur place le soir, il faisait au passage livrer 1 000 Little Sun, cette lampe humanitaire créée par le Danois Olafur Eliasson, artiste installé comme lui à Berlin.

Le jour du Nouvel An, toujoursdepuis Lesbos, il annonçait sa volonté d’ériger sur l’île un mémorial dédié aux vies perdues au cours de la traversée vers l’Europe. « C’est un moment historique, quelle que soit la perspective où l’on se place. En tant qu’artiste, je veux être plus impliqué, je veux [créer] des œuvres en lien avec la crise et susciter une prise de conscience », déclarait-il lors d’une conférence de presse, lors de laquelle il expliquait d’ailleurs avoir ouvert un studio de travail pour ses équipes sur l’île.

Mardi 2 février, alors que l’artiste revenait d’un deuxième séjour à Lesbos – de nouveau largement documenté sur les réseaux sociaux –, la municipalité de l’île annonçait qu’il allait collecter 14 000 gilets de sauvetage abandonnés par les migrants pour créer à Berlin une œuvre visant « à mobiliser la communauté internationale contre le crime commis quotidiennement en Egée par les passeurs ». Symboles de cet exode et de ses périls, ces gilets sont pour la plupart des contrefaçons fabriquées en Turquie et n’offrent aucune protection en cas de chute en mer.

Entretemps, le 27 janvier, l’action d’Ai Weiwei prenait un tour politique : il annulait sa participation à deux expositions au Danemark en signe de protestation contre l’adoption, la veille, par le parlement du pays, d’une loi permettant entre autres aux autorités de saisir les biens des réfugiés au-delà d’une valeur de 1 300 euros.

Des abris dans la « jungle » de Calais

Loin de Lesbos, à l’autre extrémité de l’Europe, c’est à Calais, dernière étape du voyage pour tant de migrants qui veulent rallier l’Angleterre, qu’un autre artiste a utilisé sa notoriété, ces deniers mois, pour sensibiliser le public autant que pour agir en direction des migrants : le street-artiste britannique Banksy.

Déjà dans son parc d’attraction contestataire, Dismaland, ouvert fin août 2015 près de Bristol, l’artiste invitait ironiquement les visiteurs à conduire des petits bateaux télécommandés sur un bassin, où les embarcations n’étaient autre que des canaux débordant de migrants et des navires de garde-côtes avançant entre des corps à la dérive. Le jour de la fermeture de ce parc éphémère, fin septembre, Banksy en annonçait une suite : « Dismaland Calais ». L’exposition ne devenait pas itinérante, mais le matériel de construction utilisé allait être recyclé dans la « jungle », près de Calais, « pour construire des abris ». Quinze jours plus tard, c’était chose faite : une équipe érigeait (sans l’accord de la municipalité) huit constructions plus solides que les tentes dans ce camp sauvage où se pressent quelque 4 500 migrants.

Le portrait de Steve Jobs par Banksy à Calais, le 12 décembre 2015. | PHILIPPE HUGUEN/AFP

Steve Jobs et Cosette

Puis à la mi-décembre 2015, Banksy s’est rendu sur place. Comme il l’avait fait à Gaza quelques mois plus tôt afin d’alerter l’opinion publique sur l’urgence humanitaire, il a réalisé en une nuit une série de pochoirs inspirés par la situation : un portrait de Steve Jobs, le créateur d’Apple, muni d’un baluchon (allusion aux origines syriennes de l’Américain) ; une version moderne du Radeau de la Méduse, de Géricault, où les naufragés ne sont pas secourus par un ferry-boat du type de ceux qui assurent la liaison Calais-Douvre ; et une fillette en haillons regardant l’Angleterre à travers une longue-vue sans voir le vautour qui s’est posé sur l’instrument. Enfin, il laissait une sybilline inscription : « Peut-être que tout cela se résoudra tout seul… »

Devant l’ambassade de France à Londres, le nouveau pochoir de Banksy, représentant une jeune fille aux airs de Cosette des "Misérables", le 25 janvier 2016. | ALASTAIR GRANT/AP

Dernière intervention en date de Banksy : le 23 janvier est apparue devant l’ambassade de France à Londres un nouveau pochoir, détournant l’affiche du musical Les Misérables, avec Cosette en pleurs face à une bombe lacrymogène sur fond de drapeau français élimé. Apposé sur le même mur, un QR code permettait d’accéder sur smartphone à une vidéo montrant des interventions policières survenues dans la jungle de Calais plus tôt dans le mois.

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Ces gestes de solidarité, activistes autant qu’artistiques, en prise directe avec le réel et servant de caisse de résonance, ont le mérite de parer à l’indifférence. Tant que les solutions ne se feront pas politiques, la série d’interventions des deux artistes devrait se poursuivre pour continuer à capter l’attention internationale. A suivre.