Le terrorisme a fait irruption chez Bernard Gourdin et a pris toute la place. Du moins au rez-de-chaussée de sa petite maison lilloise. Les trois pièces de ce qui fut son cabinet dentaire débordent de chaises, cadres et bibelots en tout genre qu’il aurait dû vendre lors de la grande brocante du Nord.

Bernard Gourdin est un « bradeux de la vieille ». Soixante-huit ans, dont 38 de braderie de Lille et 20 au même emplacement, boulevard de la Liberté. Alors forcément, l’annulation lui a « mis un coup ». Sa maison, transformée en musée à force de vide-greniers et de journées passées dans les salles des ventes, est beaucoup trop calme pour un premier week-end de septembre. Ni famille ni amis ne sont venus donner un coup de main. Pas besoin. Cette année, il n’a même pas croisé le marchand londonien du vendredi, celui qui vient en avance pour attraper ses plus beaux tapis.

Lorsque Martine Aubry a « baissé les bras », au début du mois d’août, le collectionneur n’a pas été surpris. Evidemment, c’était risqué. Evidemment, il aurait suffi d’une « viande saoule qui crie : “Allahou akbar !” » pour affoler tout le monde. Mais il aurait aimé que la maire de Lille résiste un peu. Parce que sinon, quoi d’autre ? « Est-ce qu’on va se laisser faire ? S’armer comme aux Etats-Unis ?, » lance-t-il la tête enfouie dans son capharnaüm, en quête d’un de ses trésors : un drapeau français datant de 1911 dégoté chez Emmaüs, au slogan de circonstance. « Aimons-nous, aidons-nous. » Celui-là même qui flottait à sa fenêtre au lendemain du 13 novembre.

Bernard Gourdin déplie son drapeau bleu-blanc-rouge,  sur lequel on peut lire : « Aimons-nous, aidons-nous. » | Lucie Soullier / Le Monde

« Daech, ils ne vont pas dire : “OK, cette année, on arrête” »

Christophe Caron, lui, était au stade de France, ce soir-là. Pendant le match France-Allemagne auquel le gérant de bar lillois était venu assister, trois kamikazes se sont faits exploser autour du stade, des terrasses parisiennes et le Bataclan ont été attaqués. 130 victimes. A une hésitation près, l’un de ses barmen aurait pu être dans la salle de spectacle. Finalement, il avait choisi d’attendre que les Eagles of Death Metal jouent à Tourcoing. Le lendemain. « On s’est dit que c’était passé tout prêt. » Depuis, le serveur a acheté une moto. Trop d’angoisses dans le métro. Alors Christophe Caron n’a pas attendu de voir sa ville vidée de chineurs pour sentir que « quelque chose avait changé ».

Il le dit sans colère. L’annulation était inévitable selon lui. Pourtant, la braderie a accompagné sa vie. Il y a vendu ses jouets, gamin, puis y a fait la fête entre copains. Cette année, à 50 ans, il aurait dû fêter sa 19e édition en tant que commerçant. Entre tristesse et impuissance, Christophe Caron confie qu’il ne croit pas vraiment qu’elle reviendra. En tout cas pas comme ça, encore moins l’an prochain. « Daech, ils ne vont pas dire : “OK, cette année, on arrête.” »

Braderie de l’intérieur

Deux millions et demi de visiteurs, des camions qui stationnent des jours et des jours durant… « C’était ingérable, » admet lui aussi Laurent Bostyn, même si tout cela est bien embêtant pour son chiffre d’affaires de directeur de restaurant. A quelques mètres de son Abbaye, place Rihour, un tas de coquilles vides monte doucement, témoignant des dons à venir pour les victimes de l’attentat de Nice. Car 14 établissements se sont engagés à leur reverser 1 € à chaque moules-frites vendu. Laurent Bostyn est à l’origine de l’initiative. Cet attentat, c’est son « gros déclic ». Il s’y est vu, à ce feu d’artifices, avec ses trois enfants. Il a imaginé voir arriver en trombe ce camion blanc. Et l’horreur est devenue encore plus réelle lorsqu’une Niçoise l’a appelé, la semaine dernière, pour le remercier. « Elle a perdu des gens de sa famille, passé la nuit à chercher son fils… »

Profitant du soleil, une habituée des rues à éviter n’en revient pas de siroter un jus d’orange à la terrasse de L’Abbaye. Jamais elle n’est venue ici un premier week-end de septembre. Trop de monde, explique-t-elle à son fils en mimant l’écrasement. Le centre-ville est tout de même plus animé qu’un samedi habituel. Les curieux veulent voir à quoi ressemble un week-end de braderie sans braderie, d’autres venus de plus loin ont simplement honoré leurs réservations. Tous ont les bras remplis de cette braderie de l’intérieur affichée sur les vitrines des magasins.

Dans le quartier Moulins, les « résistants » du Tire-Laine refusent que cette « grosse bringue de rentrée » se réduise à de simples soldes de centre-ville. L’odeur de la carbonade de Nono – spécialité locale cuisinée par une figure locale – aide à trouver l’entrée de cet « îlot d’amitié », comme le surnomme le directeur de la compagnie artistique, Benoît Sauvage. Oui, les choses ont changé. Cette fête rapatriée à l’intérieur en est « un symptôme de plus ». Il a bien fallu s’adapter, car hors de question de tout annuler. « Il faut que ces espaces de liberté continuent d’exister, parce que c’est ça qui est attaqué. Les lieux de fête où on peut socialiser », insiste l’apôtre du droit à vivre des choses futiles.

Dans le jardin de son association : guinguette, bal, musique tzigane, lecture de contes… et, évidemment, vide-grenier. Ici, on retrouve l’esprit de la brocante à quatre sous où l’on venait acheter à la lampe torche des objets inutiles qui finiraient revendus dans les suivantes.

Sur le stand de Jacky Marquet, un renard empaillé joue du violon, béret sur les oreilles. L’artisan ferrailleur-brocanteur n’est pas inquiet. La braderie renaîtra. Peut-être est-ce même un mal pour un bien, espère le soixantenaire, « si on revient à une braderie plus vide-grenier que marchands de chaussettes. » Benoît Sauvage acquiesce. Depuis sa première braderie passée sur les épaules de son père, il en a connu 39. Aucune ne ressemblait à la précédente. « La braderie, “ils” ne l’ont pas tuée. C’est juste aux gens de la réinventer. »