Saad dans chambre qu’il partagait dans le centre d’Amberg en novembre 2015. | MYRTO PAPADOPOULOS POUR "LE MONDE"

Le symbole est fort : sur la photo envoyée à ses amis sur la messagerie électronique WhatsApp, Saad pose, souriant, devant un fleuron de l’industrie automobile allemande, l’entreprise Daimler-Benz. Depuis le lundi 29 août, ce réfugié syrien de 27 ans est « stagiaire » au siège du groupe dans la ville de Mannheim, en Allemagne. « J’en ai pour trois mois et demi et j’entends bien tirer profit de ce que je peux apprendre ici. J’ai besoin d’une expérience allemande sur mon CV », explique le jeune homme. A 6 heures du matin, la journée commence par deux heures de cours de langues. Puis, suivent quelques heures de manutention. « Déplacer des caisses n’a rien de passionnant, mais en échange, Daimler finance des heures d’allemand. »

Saad espère convaincre le département des ressources humaines de sa valeur. L’entreprise peut décider de financer deux années d’apprentissage dans une « ausbildung » (« formation ») avec une embauche à la clé, lui a-t-on dit. Une ausbildung est un réseau allemand d’écoles techniques de formation professionnelle en alternance, vers lequel se tournent de nombreux réfugiés depuis un an. « L’Allemagne ne reconnaît pas les diplômes syriens », souligne Saad, qui a étudié l’informatique et la littérature à la prestigieuse université de Damas. C’était avant la guerre. Avant qu’il ne fuie avec sa bande de copains les bombes et l’enrôlement forcé soit dans l’armée de Bachar Al-Assad soit dans les rangs de l’organisation Etat islamique (EI). Il a laissé derrière lui son père et ses frères dans son village d’origine près de la ville de Deir ez Zor pour rejoindre l’Europe. C’était en avril 2015.

A l’époque, les frontières macédoniennes ou serbes sont encore officiellement fermées. Plusieurs mafias rackettent les réfugiés sur la route. Pour avoir refusé de payer un droit de passage, Saad et ses amis ont, une nuit de mai 2015, été attaqués et battus dans la campagne macédonienne avant d’être refoulés vers la Grèce où ils étaient arrivés quelques jours auparavant en zodiac depuis la Turquie. Quelques heures plus tard, ils reprenaient la route, puis finissaient par arriver en Allemagne, fin mai 2015.

http://www.lemonde.fr/europe/visuel/2015/05/15/sur-la-route-de-l-europe-idomeni_4631929_3214.html

Une situation qui s’est détériorée

« Au début, l’accueil était stupéfiant, se souvient-il. Les gens nous offraient des fleurs à la gare, nous disaient tout le temps welcome welcome !” [“bienvenue bienvenue !”]. Et puis les choses ont commencé à changer. »

Il y a eu les agressions sexuelles de la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne le 31 décembre 2015. « Un tournant pour nous [les jeunes hommes célibataires] que l’on associait à des agresseurs en puissance », se désole-t-il. Et puis l’afflux massif de plus d’un million de personnes en Allemagne, entre l’été 2015 – date à laquelle un corridor a été ouvert pour laisser passer les réfugiés par la Macédoine, la Serbie et l’Autriche – et février 2016, lorsque ces mêmes pays ont décidé de refermer leurs frontières.

« Dès le début, j’ai décidé que je me battrai pour garder mon humour, ma joie de vivre et ma curiosité de l’autre, même devant le rejet. Sinon tu deviens fou, tu te renfermes et ça, c’est le piège. » Des amis qui ont basculé, Saad en a beaucoup. Aujourd’hui sous antidépresseurs, dormant le jour, passant leurs nuits sur des sites de discussions en ligne… « Une vie virtuelle où ils ne rencontrent jamais personne pour de vrai », regrette-t-il.

Il aura fallu plus d’un an à Saad pour obtenir son statut de réfugié et un passeport pour voyager. Sans ces précieux sésames, impossible de vraiment commencer cette nouvelle vie tant désirée. « Le Job center est devenu comme ma deuxième maison », rigole-t-il. Ce fameux « Job center » ou « Agentur Für Arbeit » est l’équivalent du pôle emploi à la française, mais avec des missions sociales élargies. C’est par là que transitent les aides financières (399 euros par mois) ou aides au logement (400 euros de loyer mensuel financé) accordées aux réfugiés. « L’Allemagne est généreuse avec nous, j’en ai conscience », avoue Saad.

« Wir schaffen das », un défi collectif

Sans ces nouveaux papiers, impossible de s’inscrire au cours d’intégration permettant aux réfugiés d’apprendre intensivement la langue. Difficile aussi de convaincre un propriétaire de signer un contrat de location. A force de persuasion, Saad a réussi à décrocher début août un beau trois pièces au centre de Mannheim, où il vit en colocation avec un ami. « J’ai d’abord vécu dans un camp à Amberg et puis dans un appart communautaire à Mannheim mais c’est l’enfer. Tu n’as jamais de silence pour penser, pas d’intimité pour travailler. Maintenant, j’ai l’impression que je peux enfin commencer ma vie. C’est beaucoup plus lent que ce que je pensais, mais je sais que je vais y arriver. Je dois y arriver. »

Un vœu, une incantation plutôt, qui renvoie au fameux « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons ») de la chancelière allemande, Angela Merkel, lancé il y a plus d'un an. Parce qu’il s’agit bien d’un défi collectif, où Allemands et réfugiés sont embarqués dans le même bateau. « Il faut se battre, ensemble, pour éviter le communautarisme », résume Saad.

Alors pour rencontrer des Allemands, s’aérer la tête, se sortir des « apparts de Syriens où l’on ne fait que fumer, manger et ressasser la guerre », Saad se balade chaque jour dans ce qu’il appelle « son » jardin. En fait, le parc qui entoure le « Wasserturm », littéralement la tour d’eau. Une fontaine qui, avec son clapotis continu, lui rappelle un peu les rives de l’Euphrate, la rivière qui traverse sa ville natale de Deir ez Zor. « Je m’allonge dans l’herbe, je regarde le ciel et je m’évade. Mais avec mes pieds bien plantés dans ma nouvelle terre. » Ça, c’est l’autre vertu, avec l’humour, que Saad souhaite préserver à tout prix : le regard poétique qu’il pose, encore, sur le monde.