« Chaos Monkey » dépeint un univers dont les seigneurs se battent à coups de millions, de bluffs et de trahisons. | Susana Bates/AFP

C’est le livre du moment dans la Silicon Valley. Et pour une fois ce n’est ni un récit merveillé des coups de génie des fondateurs-milliardaires ni un essai sur le changement de civilisation qui nous attend lorsque l’intelligence artificielle aura pris le pouvoir. Antonio García Martínez a écrit l’un des rares comptes rendus, vu de l’intérieur, du monde des géants de la tech. Son livre prétend être à la Silicon Valley ce que les fictions de Michael Lewis sont à Wall Street. La peinture d’un univers dont les seigneurs se battent à coups de millions, de bluffs et de trahisons.

Diplômé de physique, le jeune ingénieur a fait ses classes chez Goldman Sachs, jusqu’à la crise de 2008. De New York, il est passé à San Francisco, où il a fondé Adgrock, une start-up de publicité numérique revendue à Twitter en 2011.

« Ils se baladent, “débranchent” les taxis et disent : regardez, tout le monde peut être chauffeur maintenant, grâce à Uber. » Antonio García Martinez

Embauché par Facebook, il a été pendant deux ans product manager, responsable du ciblage des publicités, à un moment où la firme préparait son introduction en Bourse. Sur son parcours, il a croisé pas mal de « sociopathes » : des gens au charme superficiel, qui aiment les conduites à risque et considèrent les autres « comme des objets ». Ayant été licencié par Facebook, il ne cache pas qu’il est assez mauvais coucheur lui aussi : sexiste, arrogant et revanchard.

Le titre du livre – Chaos Monkeys : Obscene Fortune and Random Failure in Silicon Valley – est une référence à Chaos Monkey, l’outil développé par Netflix pour tester les erreurs dans ses systèmes. Pour l’ex-ingénieur, les « singes du chaos » sont ceux qui travaillent au nouvel avenir radieux numérique sans se soucier des conséquences pour ceux qui opèrent encore dans le monde ancien. « Ils se baladent, “débranchent” les taxis et disent : regardez, tout le monde peut être ­chauffeur maintenant, grâce à Uber, explique-t-il. Face aux singes du chaos, la question est : quelle est la robustesse de notre société ? »

Paranoïa dans la Vallée

Antonio García Martínez voulait faire œuvre documentaire et a pris des notes. Il introduit le lecteur dans la salle de réunion, baptisée « Only good news » (« Que des bonnes nouvelles ») de la numéro 2 de Facebook, Sheryl Sandberg. Il raconte l’Aquarium, le bureau aux grandes baies vitrées où Mark Zuckerberg, le « Grand Timonier », « tient sa cour » en toute transparence ; les mots d’ordre conçus par un laboratoire spécial – le « ministère de la propagande de ­Facebook » –, placardés sur les murs au milieu des portraits stylisés de « Zuck » : « Proceed and be bold » (« Avancez hardiment ») ou le dramatique : « Carthago delenda est » (« Il faut détruire Carthage ») quand Google-Carthage a lancé son propre réseau social Google +.

Antonio Garcia Martínez, diplômé de physique, a d’abord créé sa propre start-up avant d’intégrer Facebook pour deux ans. | Helena Price

Les nouveaux employés reçoivent un « Petit Livre rouge », qui donne une idée de la paranoïa dans la Vallée : « Si nous ne créons pas ce qui tue Facebook, quelqu’un le fera. » Derrière le jargon, Antonio débusque l’hypocrisie d’un milieu sur lequel les investigations sont rares. « Les gens ont trop à perdre, dit-il. Ils auraient trop peur de rater la possibilité d’être le prochain employé numéro 70 dans le prochain Pinterest. » Depuis la série de HBO Silicon Valley, on connaissait les dessous des start-up, et la vie des techies sur les montagnes russes du succès. Chaos Monkeys est un nouveau ­révélateur de la dégradation de l’image de la tech aux Etats-Unis.