De nombreuses monnaies monnaies électroniques sont créées chaque année. | QUENTIN HUGON / Le Monde

En août, AlphaBay, un grand site de vente de drogue, d’armes et de fausses cartes de crédit sur le Darknet – cet ensemble de sites cachés et accessibles uniquement avec le navigateur Tor –, annonce qu’il va accepter les paiements en moneros, une cryptomonnaie confidentielle créée en 2014. L’information est reprise par les médias financiers anglo-saxons, toujours friands d’anecdotes provenant du Darknet, et aussitôt, de nombreux détenteurs de bitcoins (la principale monnaie électronique utilisée sur le Net) se mettent à acheter des moneros. La spéculation s’emballe, à tel point qu’à la mi-septembre, la valeur du monero a décuplé, pour atteindre 10 euros.

Jusqu'alors, les achats sur AlphaBay se faisaient en bitcoins. Or, le bitcoin n’est pas vraiment anonyme. Sa blockchain (registre général de toutes les transactions) est librement accessible, et dans certains cas, un expert peut identifier l’origine et la destination d’un transfert. En revanche, le monero a été conçu dès le départ pour préserver au maximum l’anonymat des utilisateurs et rendre les transactions intraçables.

Contrairement à la majorité des nouvelles cryptomonnaies, le monero n’est pas un clone du bitcoin. Il repose sur un procédé cryptographique différent, fonctionne intégralement en peer-to-peer, et utilise un système original dit de « signatures en cercle » (ring signatures) : chaque somme transférée est d’abord fractionnée en plusieurs paiements (ou « paquets »), par exemple : pour 100 moneros, quatre envois de 60, 20, 10 et 10 moneros). Ainsi, différents « paquets » transmis séparément transitent par les comptes d’autres utilisateurs, qui ne s’apercevront de rien. En outre, le système regroupe temporairement différents transferts du même montant. Par ailleurs, un utilisateur ne pourra pas connaître le contenu ni l’historique d’un autre portefeuille, sauf si son propriétaire l’y autorise en lui confiant une clé spéciale.

Idéal libertaire

Monero a été conçu par un petit groupe de passionnés du bitcoin, qui voulaient poursuivre leur idéal libertaire en créant une monnaie échappant totalement à la surveillance des Etats et des banques. Leur argumentaire est désormais classique : depuis des millénaires, le libre commerce repose sur la capacité de chacun à mener des transactions rapides, faciles et anonymes, en argent liquide. Or, les Etats veulent réduire l’usage de l’argent liquide, pour instaurer un système de contrôle généralisé.

Ainsi, en France, les transactions commerciales en liquide ont été plafonnées en 2015 à 1 000 euros. En fait, des geeks libertaires soupçonnent les Etats de vouloir carrément supprimer pièces et billets. Dans ce scénario, les monnaies anonymes, comme le monero, deviendraient ainsi un « cash alternatif », à la disposition des citoyens rétifs au fichage financier systématique.

La naissance du monero n’a pas été très sereine. Dès son lancement, en avril 2014, son créateur, resté anonyme, est rejoint par une demi-douzaine de développeurs bénévoles enthousiastes. Mais très vite, c’est la discorde : le créateur, jugé trop autoritaire, est évincé par le reste de l’équipe, qui prend le pouvoir collectivement. Cette fois, les développeurs réussissent à agréger autour d’eux une communauté de plusieurs dizaines de contributeurs, qui les aident à maintenir et améliorer le réseau, et à créer de nouvelles fonctionnalités. Ils peuvent aussi compter sur des donateurs privés et des sponsors, notamment des entreprises informatiques.

Les développeurs du noyau dur ont décidé de rester anonymes, sauf deux d’entre eux, le Français David Latapie, qui a pris un peu de distance avec le projet depuis quelques mois, et surtout le Sud-Africain Fluffy Pony (de son vrai nom Riccardo Spagni), qui s’est imposé comme le porte-parole de la communauté monero et s’exprime régulièrement sur Youtube et les réseaux sociaux. Malgré le succès, Fluffy Pony tient à relativiser son rôle : « Les développeurs ne sont que des intendants, sans réel pouvoir… Puisque nous avons pris le monero à quelqu’un, un autre pourra nous le prendre. »

« Mineurs » et spéculateurs

Le deuxième cercle est composé des « mineurs », qui sont motivés avant tout par le profit. Comme les autres cryptomonnaies, le monero se fabrique en permanence, de façon éparpillée. Les ordinateurs des mineurs regroupent les transactions de tous les utilisateurs et les enregistrent sur la blockchain afin de les valider. Pour intervenir sur la blockchain, ils doivent résoudre un problème mathématique de plus en plus complexe et quand ils y parviennent, ils sont récompensés par l’attribution de quelques unités de monnaie.

Contrairement au bitcoin, qui est fabriqué par des machines conçues spécialement pour cette tâche, le monero est produit sur des ordinateurs classiques grand public – un système plus pratique et plus démocratique. On a ainsi vu apparaître des « pools » de mineurs, qui combinent leur puissance de calcul pour être plus efficaces, et se partagent le butin. En théorie, n’importe qui peut s’inscrire en ligne pour rejoindre un pool de minage de monero, et avec la montée ultrarapide du cours, les candidats affluent.

Cela dit, un Parisien proche du milieu des gestionnaires de pools, qui souhaite rester anonyme, explique que toute cette agitation n’est pas la bienvenue : la spéculation va attirer des acteurs indésirables, et le cours risque de varier brutalement de façon imprévisible. Il craint aussi que les Etats ne commencent à s’intéresser à cette nouvelle communauté, alors qu’elle n’est pas encore prête à les affronter : « Nous restons discrets, car la police pourrait repérer les adeptes du monero, les surveiller, peut-être les harceler. En France, la cryptographie est toujours considérée comme une arme de guerre, et au niveau européen, le gouvernement français est à la tête de l’offensive pour l’interdire. »

Baisse continue de la production

D’autres mineurs ont trouvé une solution plus souple : ils louent à prix cassé les serveurs d’entreprises hébergés chez les grands prestataires, comme Amazon, aux heures où ils sont sous-utilisés. A long terme, la rentabilité du minage diminue inexorablement, car le système a été programmé pour que le montant de la récompense baisse très légèrement de façon quasi continue. En mai 2022, quand 18,2 millions de moneros auront été mis en circulation, le volume de production se stabilisera à un niveau très faible. Le minage deviendra alors une mission d’intérêt général.

Autour des développeurs et des mineurs, tout un écosystème de spéculateurs, de prestataires et de consultants s’est déjà mis en place. A ce jour, le monero reste un objet très geek : pour créer un portefeuille sécurisé sur son ordinateur, il faut savoir taper des lignes de code. On peut aussi ouvrir un compte en ligne sur un site comme MyMonero.com, mais l’anonymat sera moins garanti. Sur Youtube, Fluffy Pony a promis que des interfaces graphiques permettant de créer facilement son propre portefeuille seraient bientôt disponibles : « Je veux que nos grands-mères puissent se servir du monero. » Cela dit, il ne donne pas de date.

Après avoir ouvert un compte, il faut le remplir en allant acheter des moneros sur un site de change. A ce jour, le plus important est Poloniex.com, qui vend des moneros contre des bitcoins et d’autres cryptomonnaies. En cette mi-septembre, la spéculation bat son plein, l’attrait du monero se pérennise au-delà de « l’effet AlphaBay » : le 11 septembre, Poloniex a échangé, à lui seul, plus de 1,77 million de moneros, soit 17,1 millions d’euros.

Selon le site Coinmarketcap, qui suit en temps réel le marché des cent principales cryptomonnaies, le monero est désormais cinquième en capitalisation globale (plus de 130 millions d’euros). Certains jours, il se hisse à la deuxième place pour le volume d’échange.

De nouveaux services apparaissent sans cesse. Le site xmr.to permet de transférer des bitcoins tout en bénéficiant de l’anonymat offert par le monero : il change les bitcoins en moneros, les fait transiter par le réseau monero, puis les change à nouveau en bitcoins avant de les livrer au destinataire. Face à cette intégration grandissante, un spéculateur parisien résume sa vision de l’avenir : « Le bitcoin sera la valeur sûre, comme l’or, et le monero sera le cash anonyme. »