Le général Khalifa Haftar en mai 2014. | ESAM OMRAN AL-FETORI / REUTERS

A le voir, on l’imagine mal en chef de guerre, encore moins en général de choc ébranlant les équilibres de la Libye. Khalifa Haftar, 73 ans, passerait plus aisément pour un maître d’école à la retraite, gagné par la nonchalance. Il a le cheveu blanc soigneusement lissé en arrière. Et puis l’on remarque une coquetterie : sa moustache brune, à l’évidence teinte. Et une fierté : la couleur or des étoiles piquant ses épaulettes, qui tranche avec le vert olive de son uniforme sans plis. Il est un général certes. Mais combien sont ceux qui ne l’ont jamais pris au sérieux ? Les diplomates occidentaux ont souvent méprisé ses présomptions de « sauveur » d’opérette, aussi meurtrières qu’inefficaces.

A Washington, Paris, Londres, Rome ou Berlin, à l’heure où l’on concoctait désespérément des plans pour stabiliser une Libye post-Kadhafi en plein chaos, le général Haftar a toujours été vu comme un problème, jamais franchement comme une solution. Les plus généreux le voyaient comme un « désastre ». Et maintenant ? Depuis que les forces de l’Armée nationale libyenne (ANL) qu’il dirige ont enlevé, le 13 septembre, le Croissant pétrolier, la principale plate-forme d’exportation du brut libyen située en Cyrénaïque (Est), le regard est en train de changer sur le général Haftar. Il n’est plus celui qui annonce de fausses victoires, détruisant à l’aveugle sans rien jamais conquérir. Après avoir repris cet été l’essentiel de Benghazi aux « terroristes » (label sous lequel il range tous ses adversaires), le voilà maîtrisant le poumon économique de la Libye où transite la moitié du pétrole exporté. Du coup, c’est l’ensemble du plan des Nations unies sur la Libye, issu d’un accord politique (signé fin 2015 à Skhirat au Maroc) visant à le mettre sur la touche, qui est désormais hypothéqué par les récentes percées du général Haftar.

« Nous avons le même ennemi ! »

Quand on le rencontre en mars 2015 en son repaire de la base aérienne désaffectée de Marj, situé à une soixantaine à l’est de kilomètre de Benghazi, le général dissimule mal son amertume à l’égard de l’Occident. Dehors, cernant la bâtisse jaune pâle où le général a logé son quartier général, des champs de luzerne enrobent des chars russes hors d’usage, des pick-up aux mitrailleuses gainées d’une housse et des caisses de munitions fraîchement livrées. Au journaliste occidental, le général Haftar insiste : « Nous avons le même ennemi ! » Lui qui mène le combat contre les « terroristes » et les « extrémistes », il affiche un étonnement ombrageux face aux réserves et aux critiques qu’inspire son offensive baptisée Karama (Dignité) aux Nations unies comme dans les capitales occidentales.

A l’époque, les médiateurs s’activent en vue de forger un plan de paix entre le camp du Parlement exilé à Tobrouk (Est), dont Haftar est le chef militaire, et le bloc politico-militaire Fajr Libya (Aube de la Libye) régnant à Tripoli, à l’Ouest, où les Frères musulmans et autres factions islamistes exercent une influence significative, à défaut d’être exclusive. Le général Haftar a des certitudes inébranlables. Il n’est pas soutenu par l’Egypte du maréchal Sissi par hasard. A ses yeux, les Frères musulmans, et les tenants de l’islam politique en général, ne sont que des « terroristes » avec qui il est vain de dialoguer. « On ne peut pas discuter avec ces groupes », nous dit-il. Une seule solution donc : la guerre jusqu’à la défaite de l’adversaire. « Un désastre », grimace un diplomate européen basé à Tunis, la base arrière des chancelleries travaillant sur la Libye.

Haftar polarise là où les diplomates veulent réconcilier. Le général a des partisans, loyaux et enthousiastes, c’est bien certain. A l’Est du pays, cette Cyrénaïque dont il est un fils, sa cote de popularité est au sommet. Ses supporteurs voient en lui un patriote courageux qui a eu le cran de se dresser contre les milices extrémistes — gravitant autour d’Ansar Al-Charia — qui se sont livrées en 2013 à Benghazi à une sanglante campagne d’assassinats contre leurs opposants, les intellectuels, les militants de la société civile. Mais il a des adversaires tout aussi résolus. A leurs yeux, Haftar n’est qu’un « putschiste » nostalgique des méthodes de Kadhafi, un « criminel de guerre », fossoyeur des idéaux de la Révolution de 2011. Comment bâtir une paix libyenne autour d’une figure aussi clivante ?

Entre Kadhafi et Haftar, l’alliance est solide

Pour comprendre l’image sulfureuse associée à Haftar, il faut revenir en arrière, remonter le fil de sa carrière des armes. Né en 1943 à Ajdabiya sur le littoral de la Cyrénaïque, il étudie à l’Académie militaire de Benghazi puis peaufine sa formation d’officier dans l’Egypte nassérienne et en Union soviétique. L’époque est enfiévrée par la montée du nationalisme arabe. En 1969, il est aux côtés d’un certain Mouammar Kadhafi, son aîné d’un an, lors du coup d’Etat qui renverse le roi Idriss et instaure la « République arabe libyenne ». Entre Kadhafi et Haftar, l’alliance est solide. La confiance est telle que le « Guide de la Révolution » confie à Haftar la tête du contingent libyen soutenant l’Egypte lors de la guerre du Kipour en 1973.

Et treize ans plus tard, en 1986, il commande les troupes de Tripoli intervenant au Tchad contre le régime de Hissène Habré. Et c’est là que tout dérape. Les Libyens sont défaits en 1987 lors de cette « guerre des Toyotas ». L’humiliation est cinglante : un millier de soldats libyen tués, entre 300 et 400 prisonniers, dont Haftar lui-même. Kadhafi, qui ne veut pas endosser la responsabilité du désastre, désavoue Haftar et ses hommes. L’affront est irréparable. Haftar passe à l’opposition. A posteriori, il porte un jugement sévère sur ces interventions libyennes au Tchad : « Nous allions de guerre en guerre en Afrique, notre pays n’avait aucun intérêt à tout cela, nos hommes sont morts pour rien. » Devenu opposant, il rejoint le Front de salut national de la Libye (FSNL) qui dispose d’une base au Tchad, soutenue par la CIA. De là, il fomente un coup d’Etat contre Kadhafi.

Mais l’instabilité chronique de la politique tchadienne perturbe le scénario. En 1990, les Américains l’exfiltrent — lui et ses 350 hommes — vers le Zaïre. Kinshasa n’en voudra pas longtemps et les transfuges devront se replier au Kenya. Finalement, Washington acceptera de les accueillir sur le sol américain. Comme par hasard, Haftar s’installe à Falls church, en Virginie, une petite ville de treize mille habitants située à 10 kilomètres de… Langley, le siège de la CIA. Quelle a été la nature réelle des liens entre Haftar et la CIA ? Et leur évolution au fil des années ? A partir de 2003, la cote d’opposants comme Haftar se déprécie forcément alors que Washington réchauffe sa relation avec Kadhafi, lequel vient d’annoncer l’abandon de son programme d’acquisition d’armes de destruction massive.

L’homme providentiel requis par le peuple

En 2011, l’heure de la revanche a sonné. Quand la révolte anti-Kadhafi éclate à Benghazi, il se rue sur place offrir ses services à la rébellion. C’est une constante chez Haftar : il est toujours « appelé », homme providentiel requis par le peuple. « Mes compatriotes m’ont demandé de revenir au pays aider à combattre l’ancien régime, j’ai répondu à leur requête. » Son rôle fut réel mais modeste. Une fois la tache accomplie, il revient en Virginie « mener une vie tranquille ». En réalité, il n’avait pas trouvé sa place au sein de la direction de la rébellion. Ce n’est que partie remise. Alors que la Libye post-Kadhafi se désagrège à partir de 2013 avec le règne des milices et sa fragmentation en fiefs rivaux, il est de nouveau « appelé ». « Je ne pouvais pas rester assis et regarder, j’ai répondu à l’appel du devoir. »

Les choses étaient assurément graves avec cette campagne d’assassinats orchestrée par les islamistes radicaux à Benghazi. « Je me suis dressé à nouveau pour servir mon pays. » En mai 2014, il lance l’opération « Dignité », ouvrant la voie à la guerre civile qui éclate à grande échelle durant l’été de cette année. Il multiplie les ralliements : libéraux anti-islamistes, réseaux tribaux anciennement kadhafistes (Warshefana, Warfalla, etc.), clans de l’Est, anciens militaires de retour, héritiers du nationalisme arabe tenant les Frères musulmans pour le jouet d’une conspiration occidentale. L’Egypte et les Emirats arabes unis l’arment généreusement, en violation de l’embargo décidé par l’ONU en 2011.

Alors que l’organisation Etat islamique (EI) menace de plus en plus clairement l’Europe, il ne boude pas son plaisir de voir les services occidentaux le courtiser alors même que les diplomates de ces mêmes pays le clouent au pilori. La lutte contre l’EI vaut bien des accommodements. Sur l’aéroport de Bénina à Benghazi, cet été, il n’y avait pas que des Français — membres du service action de la Direction générale de la sécurité extérieure — pour aider à cibler les noyaux djihadistes de la ville. Les Américains et Britanniques étaient là aussi. Nul ne peut plus ignorer Haftar dans cette Libye en perdition. On ne hausse plus les épaules en évoquant un général d’opérette. Et tant pis si l’impasse libyenne n’a jamais été aussi profonde.