Le siège de Total à La Défense. | Jacques Brinon / AP

Les multinationales sont-elles trop puissantes, en particulier face à des Etats fragiles comme en Afrique ? Le chiffre d’affaires de Total est 10 fois supérieur à la richesse produite chaque année par le Gabon (PIB) et 20 fois celle du Bénin. Résister à une telle puissance n’est pas évident. Lionel Zinsou, Patrick Pouyanné et Hubert Védrine ont, dimanche 18 septembre, à l’occasion du Monde Festival, discuté sur le thème des multinationales et leur puissance aujourd’hui.

« L’ordre mondial de l’après-deuxième guerre mondiale s’est construit sans les états fragiles de l’Afrique qui n’existaient pas encore formellement, souligne l’économiste et financier Lionel Zinsou, ancien premier ministre du Bénin. Pillés par les compagnies concessionnaires, blessés par la décolonisation et la généralisation du travail forcé, forme moderne de l’esclavage, les pays africains sont entrés fragiles dans le XXIe siècle. » Patrick Pouyanné, PDG du géant pétrolier Total ne le conteste pas et se souvient de l’Angola au sortir de la guerre civile où il a effectué ses premières armes en 1997. Tout était à construire, à commencer par les rues et les routes.

« Les perceptions toujours influencées par le passé »

« La situation a bien évolué, reconnaît Lionel Zinsou, avec des structures politiques plus stables et l’arrivée d’une nouvelle concurrence, notamment chinoise, redonnant plus de marge de manœuvre aux Etats. Les rentrées fiscales sont bien supérieures aussi. Total, qui produit 40 % du pétrole de l’Angola, paye à l’Etat angolais près de 500 millions de dollars d’impôts par an. » « Maintenant, remarque M. Pouyanné, nous versons l’argent à la banque centrale, mais ce n’est pas à [Total] de gérer le budget du pays. »

En dépit de l’amélioration des pratiques, « les perceptions restent très fortement influencées par ce qu’il s’est passé il y a vingt ans, répète Lionel Zinsou. Il est normal que les Africains regardent toujours les multinationales avec méfiance, car les bénéficiaires et témoins de l’histoire sont souvent toujours présents », explique-t-il.

Réagissant à la révélation des pratiques de pétroliers suisses écoulant des carburants de mauvaise qualité en Afrique qui a fait la « une » du Monde vendredi 16 septembre, M. Pouyanné constate que, pour l’instant, ce n’est pas illégal, car les négociants suisses semblent respecter les normes des pays africains vers lesquels ils exportent l’essence. Il ajoute que les normes sur la qualité des carburants en Afrique sont en retard de vingt ans par rapport à l’Europe et que l’amélioration de leurs raffineries prendra du temps pour les mettre à niveau.

« Je ne suis pas un diplomate »

S’agissant de la concurrence et de la constitution de nouveaux monopoles, notamment dans le numérique avec Google ou Facebook, M. Pouyanné estime que la régulation est appelée à se durcir. « Nous allons revivre Rockefeller », estime-t-il, en allusion à la décision du gouvernement américain d’éclater la compagnie pétrolière Standard Oil en 1911.

Pour lui, les multinationales ne sont pas apatrides. « Total a une nationalité, nous sommes la major pétrolière française », s’exclame-t-il. Cela compte, notamment parce que la France est membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Lionel Zinsou est d’accord : « La nationalité d’une multinationale fait une différence pour les gouvernements. »

« Cependant, avertit M. Pouyanné, je ne suis pas diplomate, nous agissons dans l’intérêt de notre entreprise. » Chacun son rôle. Pour Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères sous Lionel Jospin, « il n’y a pas d’un côté les Etats et, de l’autre, les multinationales, c’est une illusion. En réalité, les entreprises, même les plus arrogantes, ont besoin des Etats, et les Etats les plus forts ont besoin des entreprises. »