Quand l’on interroge des entrepreneurs nigérians sur leur contexte économique, deux expressions reviennent en boucle : « La force du Nigeria c’est la taille de son marché » et « notre économie est résiliente ». Devenu première puissance économique d’Afrique en avril 2014, le pays le plus peuplé du continent avec 180 millions d’habitants a laissé sa place en août à l’Afrique du Sud qui enregistre pourtant une faible croissance et un taux élevé de chômage. Miné par la chute des cours des matières premières, le Nigeria est entré dans une phase de récession qui augure d’une probable crise économique. Pas de quoi décourager cependant ses hommes d’affaires.

La croissance africaine moyenne de 4,9 % par an entre 2000 et 2008 s’est ralentie, comme dans les autres régions émergentes, pour atteindre 3,3 % entre 2010 et 2015 et subit une baisse des investissements étrangers. Mais le continent sait résister aux chocs, aux crises et autres aléas conjoncturels - c’est d’ailleurs la conclusion du rapport très attendu, Lions en mouvement II, que vient de publier McKinsey Global Institute. Ce texte est une radiographie fine des potentiels économiques du continent ainsi qu’une projection vers 2025 et au-delà.

« Les dix prochaines années seront plus difficiles que les dix dernières mais pour nous, les fondamentaux de la croissance sont réunis pour qu’elle s’accélère d’ici 2025, prédit Acha Leke, partenaire associé chez McKinsey et principal auteur du rapport. Les gouvernements vont devoir faire beaucoup plus d’efforts que les entreprises, mais je reste optimiste ».

Les analyses d’Acha Leke, sont décortiquées dans les présidences, les ambassades, les sièges de grands groupes et des PME d’Afrique. La première édition de l’étude sur les lions d’Afrique, sortie en 2010, avait bouleversé le regard sur le continent. Six ans plus tard, que dit la deuxième ?

  • Démographie et urbanisation, une chance risquée

L’Afrique va être le continent s’urbanisant le plus vite de la planète d’ici 2045 avec 24 millions de nouveaux arrivants dans les villes chaque année - contre 11 millions en Inde et 9 millions en Chine. Et cela sera l’un de ses principaux défis.

Selon Acha Leke, « il est crucial de coupler cette opportunité démographique, qui offre un réservoir de main-d’œuvre jeune et bon marché plus important qu’en Asie à l’horizon 2034, avec une exigence de productivité ». En 2015, la richesse par habitant produite dans les villes africaines était de 8 200 dollars contre 3 300 dans les campagnes.

« Mais c’est aussi un risque. Comment s’assurer que ces jeunes soient formés et aient un emploi ? ajoute M. Leke. Les Etats se doivent de travailler main dans la main avec le secteur privé pour penser une stratégie de formation et d’infrastructures pour doper la productivité ».

  • De quelles compétences le continent aura-t-il le plus besoin ?

La « fuite des cerveaux » est réelle. Plus de 10 % des diplômés Africains vivent et travaillent sur un autre continent. Mais les Etats doivent également penser une réforme de la formation afin de subvenir aux besoins des entreprises. « La moitié des emplois qui seront créés ces dix prochaines années seront pour des maçons, des plombiers… Les besoins de formation professionnelle sont énormes, constate Acha Leke. Les mentalités doivent aussi évoluer car certains parents ne veulent pas que leurs enfants suivent ces cursus ».

Selon le dernier rapport de McKinsey, pas moins de 33 millions d’élèves d’écoles secondaires devraient intégrer des formations professionnelles chaque année d’ici 2025. Ils n’étaient que quatre millions en 2012. « Les gouvernements ont un rôle clé à jouer pour assurer un système d’éducation et de formation capable d’enseigner ces compétences et que les étudiants soient sensibilisés et encouragés dans ces voies professionnelles », peut-on lire dans le rapport. Il en va de même pour les entreprises comme Renault par exemple qui a créé un centre de formation au Maroc.

  • Quid de l’industrie ?

L’Afrique est le continent le moins industrialisé de la planète. Faute d’accès à l’électricité et aux infrastructures, de par les importations massives de produits bon marché d’Asie, l’industrie africaine s’est effondrée. Les analystes de McKinsey avancent un chiffre que nul n’avait vraiment calculé. Chaque année, l’industrie africaine produit pour 500 milliards de dollars. « Il est intéressant de noter que 70 % de ces produits sont consommés en Afrique, 10 % sont exportés à travers le continent et 20 % sont destinés aux autres marchés », précise Acha Leke.

D’ici 2025, la production industrielle africaine pourrait atteindre 930 milliards de dollars : « selon les tendances actuelles, la production devrait atteindre 643 milliards de dollars en 2025. Mais 297 milliards de dollars pourraient être générés en plus si les pays africains prennent des décisions concrètes pour améliorer l’environnement des industriels », indique le rapport. De quoi créer entre quatre et neuf millions d’emplois stables. Deux pays sont notament cité en exemple : l’Ethiopie et le Maroc. Le premier a construit 66 000 km de routes et vu sa valeur de production augmenter de 10 % par an depuis 2004. Le second a misé sur l’industrie automobile qui a généré cinq milliards de dollars de revenus en 2015 contre 0,4 onze ans plus tôt et a permis la création de 67 000 emplois.

Acha Leke, cofondateur de l’African Leadership Network : « Nous voulons ouvrir 25 universités en Afrique »
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Toutefois, les industriels n’ont pas vraiment tiré profit d’accords d’exemptions de droits de douane sur certains produits « Made in Africa ».

Exemple avec l’AGOA, l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et quarante pays d’Afrique subsaharienne mis en place en 2000 et renouvelé par Barack Obama jusqu’en 2025. « Hormis le Lesotho, l’île Maurice, l’Ethiopie ou le Kenya, l’Afrique n’a pas encore su tirer avantage de cet accord. Il faudrait donc que les Etats adoptent des stratégies concrètes AGOA, souligne Acha Leke. Car établir des agréments avec d’autres régions dans le monde est envisageable mais encore faut-il que les acteurs économiques en profitent ! C’est une des pistes à privilégier pour relancer l’industrie ».

  • « Diversification agressive »

Selon Acha Leke, « le pétrole à cinquante dollars est une bonne chose. Car lorsque le prix du baril était à cent dollars, les pays n’avaient pas besoin de diversifier, et ils ne le faisaient pas ». « Même si aujourd’hui, nous pensons que les cours sont en train de se stabiliser et vont remonter, les Etats n’ont plus d’autres choix que de diversifier leurs économies ! poursuit-il, préconisant une approche en termes de chaîne de valeur avec des objectifs à long terme ».

La diversification économique des Etats africains est longue et lente. La contribution du secteur des services et de l’industrie est passée de 65 % du PIB en 1999 à 68 % en 2014, rappellent les analystes de McKinsey. Leur constat peut sembler évident : les Etats se doivent d’améliorer le climat d’affaires pour attirer les entrepreneurs et les investisseurs. Or, selon le classement Doing Business 2016 établi par la Banque mondiale, 35 pays africains figurent dans le bas du tableau. Seuls Maurice, le Rwanda, le Botswana, l’Afrique du Sud, la Tunisie, le Maroc et les Seychelles font exception. Pas un seul pays d’Afrique subsaharienne francophone.

  • L’opportunité de la hausse de la consommation

Selon les projections de McKinsey, les foyers africains vont augmenter leurs dépenses qui devraient atteindre 2,1 trillions de dollars en 2025. « Pour nous, la classe moyenne se compose de consommateurs qui peuvent s’acheter des produits qui ne sont pas de première consommation comme des réfrigérateurs, des téléviseurs…, dit Acha Leke. On a défini cette catégorie avec un seuil de 5 000 dollars de dépenses par an et par famille ».

La première source de dépense reste cependant la nourriture et la boisson qui représente un tiers des dépenses des ménages. Les dépenses de logement, santé et éducation mobilisent encore 24 % de leurs budgets. La consommation de biens comme les vêtements, les moyens de déplacements comptent à hauteur de 15 %. Ajouter 10 % du budget consacré aux télécommunications et 10 % au loisir. Autant de secteurs où la demande devrait augmenter.

Selon l’étude de McKinsey, les grandes entreprises africaines [400 d’entre elles ont un chiffre d’affaires de plus d’un milliard de dollars] sont aussi rentables que des multinationales présentes sur le continent et la plupart d’entre elles se développent même plus vite. Six secteurs sont particulièrement prometteurs : la vente en gros et en détail, alimentation et agro-industrie, santé, secteurs de la finance, industrie manufacturière légère et construction.

  • Financer le développement par une meilleure politique fiscale

Les résultats des analyses de McKinsey sont sans appel : optimiser le prélèvement des impôts pourrait permettre de doubler les revenus pour les Etats. Pour le moment, les recettes fiscales collectées sur le continent oscillent entre 295 et 320 milliards de dollars, en hausse de 10,5 % ces dix dernières années. Avec seulement dix pays qui contribuent à 80 % des revenus fiscaux.

« L’opportunité est immense pour financer le développement sans dépendre de l’aide externe, veut croire Acha Leke. Il nous faut mobiliser ces ressources en interne en tant qu’Africains. Il y a encore de grandes marges de progressions en matière de prélèvements des impôts sans augmenter la taxation ni même s’attaquer au secteur de l’informel ».

Cette source de revenus disponibles dépend principalement d’une modernisation des administrations qui ne disposent que de très peu de données et d’outils de contrôle informatisés. « Nous estimons que les gouvernements pourraient améliorer le prélèvement d’impôts de 50 à 100 milliards de dollars chaque année en adoptant des mesures simples pour réformer leur système », dit le rapport.

Depuis le hall d’un aéroport d’où il doit s’envoler pour l’Afrique du Sud où il est établi, Acha Leke conclut : « Je reste profondément optimiste et déterminé à contribuer à transformer le continent. Chaque africain a son rôle à jouer. J’essaye d’assumer le mien à travers McKinsey et l’Africa Leadership Network [réseau réunissant l’élite du continent et qui a lancé une université à Maurice pour former la prochaine génération d’entrepreneurs]. Pour relever les défis de la décennie à venir, les gouvernements ont plus d’efforts à fournir que les acteurs du secteur privé. Mais je crois en une croissance et un développement ».