Paul Giacobbi, à l’Assemblée de Corse, à Ajaccio, en avril 2014. | PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

C’est un travail de dissection que la justice a rarement été capable de faire en Corse et qui montre la profondeur du mal insulaire. Celui d’un détournement de fonds publics qualifié de « systémique » par le juge d’instruction bastiais Thomas Meindl, dans son ordonnance de renvoi sur l’affaire des subventions pour la création de gîtes ruraux en Haute-Corse. Un système où se côtoyaient un élu et un haut fonctionnaire, assassinés depuis, un braqueur et impliquant « tous les acteurs de la chaîne », au service d’un seul homme, Paul Giacobbi. Député (apparenté radical de gauche), il « a sciemment, selon le magistrat, laissé fonctionner ce système dévoyé car, politiquement, il en était le principal bénéficiaire ».

Tout au long des 96 pages de l’ordonnance, que Le Monde a pu consulter, datée du 9 septembre, qui renvoie 24 personnes devant le tribunal correctionnel, dont M. Giacobbi, accusé de « détournement de fonds publics », le magistrat décrit minutieusement le fonctionnement de cette organisation frauduleuse, administrative et politique, qui a coûté 494 374 euros à la collectivité entre 2007-2010. Le département de Haute-Corse a été le fief de M. Giacobbi, longtemps maire de Venaco (Haute-Corse). Il l’a présidée de 1998 à 2010 avant d’être élu à la collectivité territoriale de Corse (CTC).

« Des braves gens »

Selon l’enquête judiciaire, le mode d’attribution de ces subventions a basculé « à partir de 2006-2007, précédent l’année électorale ». Jusque-là, la procédure obéissait à des conditions strictes. Les fonds n’étaient versés qu’après la fin de travaux réalisés en zone rurale, aux seules fins de location saisonnière et après contrôle sur place. L’aide accordée était de 15 000 euros par projet pour trois gîtes au maximum.

Tout paraît avoir changé avec la nomination, en 2007, par M. Giacobbi, du maire de Perelli (Haute-Corse), Hyacinthe Vinciguerra, comme contrôleur des travaux. Devant le juge, celui-ci a admis qu’il « n’avait jamais envisagé de devoir dire non, même en présence d’un projet fantaisiste ». Il signait « ce qu’on lui donnait à signer et basta… ».

Les versements étaient réalisés avant même toute vérification. Pourtant, selon le juge, « les dossiers présentés étaient, à deux exceptions près, incomplets et la majorité des projets exposés dans les dossiers ne correspond absolument pas à la réalisation de gîtes. (…) De même, le déblocage des subventions s’appuyait souvent sur la production de factures, parfois manifestement fausses et incomplètes ».

En lieu et place des gîtes, on trouve, en effet, des garages, des appartements au bord de la route nationale, des résidences principales modernes, etc. Les mêmes fausses factures se retrouvent dans des dossiers distincts. Sur les 21 factures d’un dossier, 19 datent des années 1998-2002, et les deux seules dans la période requise sont de 46,94 euros et de 4,02 euros…

Lors de son audition, le conseiller général, Hyacinthe Mattei, a déploré que sur l’ensemble des bénéficiaires figurent « des braves gens » qui ne demandaient rien et qui n’avaient cédé qu’après avoir été démarchés. Un restaurateur très couru de la Plaine orientale lâche, devant le juge, « moi, on m’a proposé des subventions, je les ai prises, on ne les a pas volées ».

Des subventions « fantoches »

Cette aide n’a fait l’objet d’aucune publicité de la part du conseil général. « Sa semi-clandestinité, dit l’ordonnance, la réservait dans une logique purement électoraliste à une caste d’élu, à leurs affidés, voire au premier cercle des soutiens de Paul Giacobbi ainsi qu’à des proches du personnel du conseil général. » La commission du monde rural qui avait pour tâche de valider l’attribution des subventions est qualifiée de « fantoche ». Et toutes les subventions étaient situées dans le seul ressort de la circonscription du député Paul Giacobbi.

Sur les 26 dossiers recensés, l’aide a ainsi été accordée à la secrétaire de mairie de Paul Giacobbi, à la sœur de celle-ci, à un employé de la mairie, à la secrétaire particulière de M. Giacobbi à la CTC, à son huissier d’étage, à son chauffeur particulier et à son filleul. On relève aussi le nom du rapporteur de la commission du monde rural, de l’épouse d’un des élus membre de cette commission, la belle-sœur du président de la commission, tous trois conseillers généraux.

Pour sa défense, M. Giacobbi affirme que « l’administration a failli » et que sa signature a été imitée, ce que conteste une contre-expertise. Il réfute, par ailleurs, « le mobile électoraliste » car s’il avait voulu « arroser », il l’aurait « fait avant et de manière différente », précisant que « distribuer 100 000 euros n’a aucun impact politique ».