L’emblème de Ferrari coiffe le chemin de ronde du donjon du château de Vincennes. | ZEVS

Après JR au Panthéon, ZEVS (prononcer Zeus) au château de Vincennes. Les artistes issus de la scène street art seraient-ils en passe de devenir la recette miracle du Centre des monuments nationaux (CMN) pour relancer l’attractivité de certains bâtiments historiques ?

La démarche était assumée en 2014 avec la carte blanche à JR. Mais le choix de ZEVS – de son vrai nom Aguirre Schwartz (38 ans) – figure historique du graffiti en France, et artiste moins consensuel et grand public, intrigue forcément. « J’avoue qu’au début, j’ai eu peur que ce soit trop décalé, confie en souriant Philippe Bélaval, le président du CMN. Il y a chez lui une critique à la fois du capitalisme, de la mode, du pouvoirAvec une grande dose d’humour, bien sûr, mais on est un peu aux limites de ce qu’on peut faire dans un monument national. »

Le retentissement de l’installation monumentale de JR n’est pas totalement étranger à cette nouvelle incursion du côté des arts urbains : « Cela nous a sûrement donné un surcroît de motivation, reconnaît le président des monuments nationaux. Mais le plus important est que les propositions soient justes. Dans ce cas-ci, c’est ZEVS qui souhaitait intervenir dans le château de Vincennes, un lieu à la fois de pouvoir et de graffiti, puisque les murs de cette ancienne résidence royale ont été gravés quand elle a servi de prison. Je vois plus de cohérence in fine qu’a priori », admet-t-il.

Tissu d’ameublement

C’est bien le lien au graffiti qui aura été le déclic pour l’artiste. Celui-ci a eu envie d’occuper la forteresse après être venu voir ces inscriptions anonymes gravées du XVIIe au XIXe siècles. Il a d’ailleurs intégré l’une d’elles, sorte de court poème (où les U sont des V, comme dans ZEVS), à l’exposition, la révélant à la lumière noire grâce à du pigment fluo-luminescent.

Les jeux sur le visible et l’invisible, l’ombre et la lumière sont au cœur de l’esthétique de ZEVS, qui a d’ailleurs colorisé son exposition, intitulée « Noir Eclair », en jaune et noir avec un motif rayé que l’on retrouve en bannière à l’extérieur du bâtiment, et… en tissu d’ameublement à l’intérieur ! Un motif à rayures ironiquement chic, qui évoque les barreaux de la prison (rayures noires) et invoque tout un dégradé de jaunes « puissants » déjà rassemblés par l’artiste il y a quelques années : jaune Ikea, McDonald’s, Caterpillar, Bic, Ferrari…

L’emblème de Ferrari, justement, coiffe le chemin de ronde du donjon. Le cheval cabré a été « liquidé » par l’artiste, qui tout à la fois « tue » et rend « liquides », c’est-à-dire dégoulinants comme un graf, les logos des grandes marques, devenus une de ses matières premières. Le symbole apparaît au centre d’une installation stroboscopique sur le bâtiment éclairé en jaune de nuit. Face à la vision du château médiéval détourné en un invraisemblable fronton Ferrari, on comprend la légère appréhension de Philippe Bélaval.

« Graffitis propres »

Les « graffitis propres » tracés par l’artiste sur les parois des douves sont-ils davantage garants de son respect pour les vieilles pierres ? ZEVS renoue ici avec sa pratique de la fin des années 1990, lorsqu’il s’était inspiré de la campagne anti-graffiti parisienne pour taguer au Kärscher en « nettoyant » les murs. Ses graffitis inversés représentent ici des flammes, un de ses symboles. Il met donc le feu au donjon en toute impunité.

Celui qui fut un des précurseurs du street art en France a vite élargi sa pratique « vandale » à une démarche conceptuelle à la croisée du graffiti, de la performance et de l’art contemporain. L’artiste, au sourire doux et aux manières polies, est spécialiste des dérèglements transgressifs et ironiques, à la violence seulement symbolique.

Une de ses premières performances est exposée à Vincennes. Ma Musée est une bande-son hilarante datant de 1998, lorsqu’il n’avait que 20 ans. Soit une heure de conversations téléphoniques avec des galeristes parisiens. A chacun, il posait la même question faussement ingénue : « Comment devient-on artiste ? »

Mutilations

L’exposition entremêle ainsi accrochage rétrospectif et travail « in situ », où l’artiste explore la charge historique des lieux à travers ses propres prismes. Dans l’ancienne salle du Conseil, il s’amuse ainsi à « flasher » les portraits des quatre rois qui vécurent dans le château (Saint-Louis, Charles V, Clotaire et François 1er). Une mise en lumière si forte qu’elle fait disparaître leur visages, comme il l’avait fait en 2003 avec des icônes populaires.

Le buste en bronze du Roi-Soleil (une copie du marbre sculpté par le Bernin), au front « liquidé » dans un four solaire. | ZEVS

Tandis que Louis XVI voit sa mise à mort rejouée dans un distributeur de fragiles têtes en porcelaines, un autre roi est mis à mal dans la pièce. Avant de liquider les logos, ZEVS s’en prenait aux égéries des campagnes de pub, incarnation du pouvoir de séduction des marques, en leur taguant un point rouge entre les yeux. Il s’en prend cette fois au pouvoir le plus « absolu » : Louis XIV. Pour s’attaquer au buste en bronze du Roi-Soleil (une copie du marbre sculpté par le Bernin), il a poussé le luxe et l’ironie jusqu’à l’emmener dans un four solaire, où les rayons du soleil se sont chargés de liquider son front.

Autre icône, autre mutilation : un index de Mona Lisa est présenté sous verre. La relique évoque l’une des performances les plus fameuses de ZEVS : son « kidnapping visuel », en 2002 à Berlin, de l’égérie d’une pub Lavazza géante, que l’artiste a découpée au scalpel pour un rapt contre rançon. Un doigt de la Lavazza Girl fut alors envoyé à l’entreprise comme preuve de sa « détention ». Une pièce au dernier étage du donjon permet d’ailleurs de redécouvrir ce happening tragi-comique qui aura duré trois ans.

L’égérie d’une pub Lavazza géante, découpée au scalpel pour un rapt contre rançon. | ZEVS

Dans ses nouvelles créations, pour la plupart de conception précieuse et sophistiquée, ZEVS va au-delà des logos, dans des mises en scène des stratégies de pouvoir aux références parfois cryptiques. La greffe entre le monument et son insolent revisiteur s’opère, en revanche, avec évidence lorsqu’il fait d’une meurtrière un écrin naturel pour un de ses anciens néons de métro ou d’abri-bus trafiqués (recouverts de peinture noire grattée pour dessiner un éclair), ce qui transforme l’éclairage lui-même en graffiti.

Exposition « Noir Eclair », jusqu’au 29 janvier au château de Vincennes. www.zevs-noireclair.fr