Dans la pièce «  Les Damnés », Christophe Montenez interprète Martin von Essenbeck, qui finit par embrasser l’uniforme et l’idéologie nazis. | Jan Versweyveld

Un spectacle magistral, presque insoutenable, s’est joué cet été dans la Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon, signant le retour, après vingt-trois ans d’absence, de la Comédie-Française en ces lieux. En partant du scénario – et non du film – de Luchino Visconti, Ivo van Hove revisite Les Damnés, chronique d’une famille d’industriels pendant la prise du pouvoir par les nazis en 1933. Un choc visuel et psychologique puisque, comme le dit Eric Ruf, administrateur général du Français, il nous ramène « à l’origine de la violence, nous incluant irrémédiablement dans cette damnation ».

S’il est difficile de ressortir indemne des Damnés, si certaines scènes sont, comme le prévient le programme, « susceptibles de heurter la sensibilité des plus jeunes », si la violence est radicale, la création d’Ivo van Hove est brillante. Et puisque le directeur du Toneelgroep d’Amsterdam utilise les moyens de représentation les plus actuels (cadreurs suivant les acteurs en coulisses, images d’archives ou préfilmées, etc.), l’idée est venue de lui demander de commenter quelques images de ce requiem contemporain. Ainsi qu’à son scénographe, Jan Versweyveld, et à certains des comédiens : Eric Génovèse, Denis Podalydès et l’inoubliable Elsa Lepoivre.

Elsa Lepoivre : « Un pas vers le dernier millimètre d’humanité de mon personnage. »

La comédienne Elsa Lepoivre (Sophie von Essenbeck), ici avec Guillaume Galienne (Friedrich Bruckmann). | Jan Versweyveld

« Ici, je suis recouverte de goudron (en réalité, un mélange d’argile, de miel et de lubrifiant) et de plumes, une punition réservée aux traîtres. Le jour des noces de mon personnage avec Friedrich Bruckmann (Guillaume Gallienne), attendues depuis si longtemps et censées lui permettre d’accéder enfin au haut de la pyramide du pouvoir, signe sa déchéance. Nous sommes à quatre minutes de la fin et c’est, littéralement, la fin pour Sophie. Elle a trahi son fils (Christophe Montenez), qui se venge et l’anéantit. En tant que comédienne, j’ai du mal à m’arrêter de pleurer à ce moment-là. C’est au-delà du spectacle. C’est le désarroi d’une femme redoutable, sorte de Lady Macbeth, qui redevient soudain une petite fille salie et humiliée. Ce sont des rôles indéfendables et pourtant, à la fin, le public fait un pas vers le dernier millimètre d’humanité de mon personnage. Et ressentir ça est incroyable. »

Jan Versweyveld : « Montrer l’extase du nationalisme. »

Denis Podalydès (baron Konstantin von Essenbeck) et Sébastien Baulain (Janeck). | Jan Versweyveld

« Ivo et moi souhaitions une bacchanale, et Denis (Podalydès) s’est donné à fond, sans réserve. On y voit toute l’horreur qu’il y a à faire partie d’un groupe de soldats extrêmes, la camaraderie, la haine de ceux qui sont simplement différents, l’extase du nationalisme. Denis et Sébastien (Baulain) ont tout mis dans cette scène très difficile à jouer puisqu’il fallait qu’ils soient synchronisés avec des images préenregistrées. Ce fut un véritable défi qu’ils ont fait mieux que relever : il est impossible d’oublier cette scène une fois que vous l’avez vue. »

Denis Podalydès : « Une pure joie régressive, enfantine, répugnante. »

Denis Podalydès, dans le rôle du baron Konstantin von Essenbeck. | Jan Versweyveld

« La scène projetée derrière nous, avec 25 figurants, nous l’avons tournée une fois, en une seule prise. Ce fut un moment de délire, on ne savait pas vraiment ce qu’on faisait. On avait quand même des étapes – du chant nostalgique au bain de sang –, et on s’est lancés. Ivo avait dit : “C’est une bacchanale”, et ça nous avait suffi. Pure joie régressive, enfantine, répugnante. Nous la jouons tous les soirs, cette scène, Sébastien Baulain (qui incarne Janeck) et moi, seuls au milieu de nos fantômes, dans le souvenir de ce moment qui fonctionne comme un petit paradis perdu. Nous chantons, dansons, plongeons dans la bière, nous meurtrissons, c’est notre happening farouche qui nous amène à la mort. Ai-je connu déjà plus grand plaisir de jeu ? Etrange comme ce spectacle racontant l’atroce aptitude humaine à la barbarie est enivrant à jouer. »

Ivo van Hove : « Avec la troupe, je me sentais chez moi. »

La troupe du Français avec le metteur en scène Ivo van Hove. | Jan Versweyveld

« C’est la photo que je préfère parce qu’elle retranscrit parfaitement l’ambiance des répétitions. Là, on dirait que tout le monde travaille, sauf moi (au fond, en chemise grise). C’est formidable de voir comment les acteurs essaient de se sortir d’un problème scénique. J’ai adoré travailler avec la troupe du Français. Je me sentais chez moi. »

Eric Génovèse : « Regarde-la comme un morceau de viande. »

Eric Génovèse (Wolf von Aschenbach) avec Elsa Lepoivre (Sophie von Essenbeck). | Jan Versweyveld

« Sophie von Essenbeck (Elsa Lepoivre) veut obtenir de son cousin SS, que j’interprète, un décret permettant à son amant de porter son nom afin d’en faire l’héritier des aciéries familiales. Face à son refus, elle tente de lui offrir son corps. Pour nous, qui représentons cette scène, il est question, plus que d’ordinaire, d’abandon. “Regarde-la comme un morceau de viande, d’un regard froid et réfléchi ; tu pourrais y aller ou pas. Tu n’iras pas.” Sophie s’offre à mon regard et ce moment d’intimité, de pacte de confiance entre les deux êtres/acteurs que nous sommes est laissé au regard de Vadim, le cameraman qui, via l’objectif, en livre des détails au spectateur. Il est une chose que personne ne verra, c’est ce que je vois et qu’Elsa abandonne à mon regard. Tout le monde cependant saisira cette tension entre nous. C’est l’une des grandes forces de la conception d’Ivo van Hove et de l’équipe. Etre plutôt que jouer. »

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« Les Damnés », d’après Luchino Visconti, Nicola Badalucco et Enrico Medioli. Mise en scène d’Ivo van Hove. Comédie-Française, salle Richelieu, place Colette, Paris 1er. Jusqu’au 13 janvier 2017. www.comedie-francaise.fr