« Ce n’est pas juste, je ne peux pas accepter une décision qui est aussi injuste. » La voix frêle de la jeune femme se brise en sanglots. Au téléphone depuis Khartoum, Seghen refuse d’admettre ce qui arrive à son frère cadet. « La vérité est claire, Medhanie est innocent, pourquoi les procureurs s’obstinent-ils ? » Cette question plane sur le tribunal de Palerme, en Sicile, depuis quatre mois. Qui est ce Medhanie aux cheveux crépus et au regard blême, présenté pour la troisième fois devant la justice italienne, mercredi 21 septembre ? Est-il Medhanie Yehdego Mered, le chef érythréen du réseau de passeurs de migrants désigné à ce jour comme le plus important d’Afrique du Nord, ou s’agit-il de Medhanie Tesfamariam Behre, un simple migrant érythréen arrêté par erreur ?

Pas de réponse à l’audience éclair de Palerme. Après l’apparition à la barre de Medhanie, menottes aux poignets, entouré de quatre policiers, le procès a été ajourné au 16 novembre, devant une nouvelle juridiction. Comme lors des précédentes auditions, la juge Alessia Geraci n’a pas réussi à prouver que l’homme recherché et l’homme arrêté étaient une seule et même personne. Pas réussi non plus à établir que cette affaire, qui empoisonne la justice palermitaine, était une large farce qui pourrait in fine coûter cher aux procureurs concernés, pour avoir emprisonné un homme innocent pendant de longs mois.

« Le nouveau Kadhafi »

Le 24 mai, Medhanie est arrêté par la police soudanaise dans une maison délabrée du centre de Khartoum. Le Soudan, vite suivi par la NCA, l’Agence nationale britannique contre le crime, et la justice italienne, annoncent de concert avoir arrêté Medhanie Mered, alias « le Général », responsable selon ses propres dires d’avoir fait passer vers l’Europe plus de 13 000 personnes. A Khartoum, l’ambassade de Grande-Bretagne avait à l’époque salué l’arrestation « du leader d’une des quatre organisations criminelles de trafic d’être humains les plus importantes ».

Objet d’un mandat d’arrêt international, Medhanie Yehdego Mered serait l’un des maîtres de la dangereuse route libyenne vers l’Europe. Au cours d’une chasse à l’homme engagée il y a plus d’un an avec l’opération « Glauco 2 » et à l’aide d’écoutes téléphoniques, la justice italienne suggère aujourd’hui que Mered serait à la source d’un rançonnement permanent de la diaspora érythréenne, pour faire payer à ces personnes le voyage en Libye de membres de leur famille, ou de leurs amis. Celui qu’on présente comme l’un des plus importants gangsters des années 2010 s’enrichit ainsi jusqu’à en devenir multimillionnaire. Selon les écoutes de la justice italienne, l’homme s’est même vanté un jour au téléphone de « vouloir devenir le nouveau Kadhafi » profitant du chaos libyen.

Dès l’annonce de l’arrestation présumée au Soudan de Mered, l’Italie demande son extradition. Il est transféré à Rome, puis à Palerme, où le parquet est spécialisé dans les enquêtes sur les réseaux de passeurs. Le supposé chef de réseau ne reverra la lumière du jour que pour les trois audiences préliminaires. Devant le tribunal de Palerme, Calogero Ferrara, l’un des deux procureurs chargés de l’affaire, confirme que « Medhanie Mered est l’un des plus importants trafiquants d’Afrique du Nord ». Mais est-il le Medhanie arrêté au Soudan ? Au-delà de la similitude de leurs prénoms, rien ne semble pour l’instant corroborer cette thèse.

Au contraire. Les témoignages mettant hors de cause l’Erythréen ne cessent d’arriver sur le bureau de la juge. D’abord, la famille de Medhanie. Sa sœur, Seghen qui, depuis Khartoum, dénonce « l’arrogance » d’une justice italienne qui « abuse mentalement » de son frère depuis quatre mois, mais aussi Fshaye Tasfai, son cousin aujourd’hui exilé en Sicile, qui raconte au Monde Afrique : « Il a vécu dans la maison de mon père, ce n’est pas un trafiquant d’êtres humains, ils sont en train de faire une erreur monumentale. » Fshaye se souvient du départ de Medhanie, quittant Asmara, la capitale de l’Erythrée, avec l’espoir d’un horizon meilleur. Medhanie voulait suivre la trace de ses frères et sœurs partis aux Etats-Unis pour les uns, en Suède pour une autre. « A Khartoum, il se tenait prêt, c’était le prochain de sa famille à devoir partir pour l’Europe », complète son avocat, Michele Calantropo.

Une chambre vétuste à Khartoum

C’est dans une petite maison du centre-ville de la capitale soudanaise que Medhanie a été arrêté. Sur des photos du dossier judiciaire que Le Monde Afrique a pu consulter, on découvre sa chambre, vétuste et vide, meublée d’un seul lit en métal. Michele Calantropo s’interroge : « Comment peut-on vouloir faire croire que Medhanie Mered, que l’on dit multimillionnaire et paranoïaque au point d’avoir engagé des dizaines de gardes du corps, ait pu vivre ici ? »

Comme les pièces éparpillées d’un puzzle qu’il reconstitue pas après pas, l’avocat découvre l’identité de son client. Son âge, d’abord, qui contredit les éléments avancés par l’accusation. Le Medhanie arrêté est né en 1987. Or, dans une audition d’avril 2015 présentée à la juge Geraci, un témoin, lui aussi érythréen, se voit présenter une photo du Medhanie recherché. « Le connais-tu ? », demandent les procureurs. « Oui, je l’ai rencontré en Libye en 2000 », répond l’homme. Cette année-là, le prisonnier de Palerme n’avait que 13 ans.

Un certificat d’études de Medhanie Tesfamariam Behre, qui atteste de sa date de naissance, en 1987.

« J’ai reçu de l’aide du monde entier, explique dans son bureau l’avocat Michel Calantropo. Des Etats-Unis, de Suède, du Danemark, de France, tout le monde me dit qu’il n’est pas le trafiquant Mered. » Cette collaboration internationale se matérialise par des dizaines de documents envoyés à son avocat palermitain par les proches, les amis, la famille de Medhanie. Documents médicaux, attestation de passage au collège, certificat obtenu à la fin du fameux camp militaire de Sawa… Autant de fichiers qui retracent la vie de Medhanie Tesfamariam Behre depuis son plus jeune âge jusqu’à sa fuite d’Asmara.

Comparaison vocale « non concluante »

D’Erythrée, justement, le jeune homme a fui vers l’Ethiopie, et s’est inscrit dans un camp de réfugiés, explique son avocat. De là, il prend la route de Khartoum, suivant l’itinéraire « classique » des migrants érythréens vers l’Europe. Nous sommes en 2014, à une époque où le trafiquant Medhanie Mered est en Libye. C’est en tout cas ce que prouvent quatre enregistrements téléphoniques fournis par les procureurs, datés de cette même année et dans lesquels la voix du « Général » a été authentifiée lors d’un appel avec d’autres trafiquants.

Le certificat d’admission de Medhanie Tesfamariam Berhe en études secondaires qui prouve qu’il n’était pas en Libye à la fin des années 2000 mais sur les bancs de l’école, en Erythrée. | DR

Ces quatre appels ont été comparés à trois autres enregistrements téléphoniques vers la Libye, passés cette fois début 2016 par le Medhanie accusé et se trouvant à Khartoum. Selon l’accusation, c’est la preuve de son implication dans un trafic humain. « Medhanie a reconnu avoir appelé la Libye, rétorque son avocat. Mais il prenait des nouvelles d’un cousin et d’un ami en route vers l’Europe, c’est monnaie courante chez les migrants. »

Pis, la comparaison des appels n’a rien donné. « Le résultat de notre comparaison est non concluant, et ne permet pas de statuer si l’homme arrêté est le même que le trafiquant sujet à une écoute téléphonique en 2014 », a expliqué, mercredi, l’ingénieur du son dépêché par la cour pour authentifier les appels.

Et pour cause : dans des documents soumis lors d’une précédente audition à la juge, et que Le Monde Afrique a pu consulter, l’expert explique se heurter à une difficulté insoupçonnée. Le logiciel utilisé pour la reconnaissance vocale, Soundforge, n’inclut pas le tigrigna, la langue parlée en Erythrée. Las mais déterminé, l’ingénieur du son raconte alors qu’il utilisera l’arabe égyptien pour authentifier les deux voix et défend que c’est la langue « d’une population mâle de référence, géographiquement la plus proche » de l’Erythrée, ne tenant ainsi absolument pas compte des racines sémantiques totalement différentes des deux langages.

Des photos sur un téléphone

Pourtant, et malgré la mise à mal de ces écoutes téléphoniques, une source bien informée du côté de la défense assurait avant l’audience de mercredi qu’elles étaient l’une des pièces « les plus importantes » de l’accusation.

D’autres éléments bancals tentent d’étayer le dossier. Des photos, notamment, que l’accusation présente à la juge Alessia Geraci comme une preuve de la culpabilité de Medhanie dans la mort de migrants. Ces photos, trouvées sur le téléphone portable de l’accusé, montrent des corps mutilés. Alors que l’avocat précise que « Medhanie n’était pas le seul à utiliser ce téléphone », une rapide recherche sur Internet démontre que ces photos proviennent d’un site indonésien et concernent un rituel bouddhique asiatique. Si leur présence sur le mobile demeure inexpliquée, elles ne suffisent pas à prouver un quelconque lien entre la mort de migrants et l’homme arrêté à Khartoum.

« Nous avons 17 éléments qui prouvent que l’accusé est coupable des crimes qu’on lui attribue », assure pourtant un procureur, sans pour autant les détailler, se réfugiant derrière « une enquête en cours qui ne permet pas de divulguer ces informations ». S’il s’avère que Medhanie Mered et Medhanie Tesfamariam n’ont en commun que leur prénom et leur nationalité, l’erreur judiciaire serait un cinglant revers pour la justice palermitaine, en première ligne dans la lutte européenne contre les réseaux de passeurs, et pour les deux procureurs chargés du dossier, Calogero Ferrara et Maurizio Scalia.

Mercredi, à Palerme, le premier s’est réjoui du renvoi de l’audience, « une décision qui prouve que la juge est convaincue de la culpabilité de l’accusé ». Et Ferrara d’ajouter : « La justice italienne étant bien faite, si la juge avait estimé que les éléments avancés n’étaient pas suffisants pour assurer la culpabilité de l’accusé, elle l’aurait relâché. »

De son côté, l’avocat de l’accusé reste convaincu de l’innocence de son client. « J’ai défendu des dizaines de victimes de ce Medhanie Mered, dit-il. Si j’avais le moindre doute concernant l’identité de Medhanie Tesfamariam, je ne le défendrais pas. »