Le livre du jour

Les Pathologies politiques françaises,
de Alain Duhamel,
(Ed.Plon, 232 pages, 19,90 euros).

Les secousses du monde actuel touchent tous les pays. Mondialisation, précarisation, immigrations, religions bousculent les sociétés, transforment les économies, métamorphosent les mœurs, ébranlent les certitudes, inquiètent les citoyens. D’où vient, dès lors, que ce grand branle-bas contemporain provoque, en France, un malaise, une inquiétude, des peurs, des ressentiments, bref une crise d’identité plus aiguë qu’ailleurs ? D’où vient cette « manière typiquement française d’amplifier la crise actuelle, de la diriger et de la concentrer sur le terrain politique » ? Comment expliquer que la France, bien que n’étant pas « la plus touchée » par ces mutations, se sente néanmoins « la plus blessée » ?

C’est à percer ce « mystère » que s’emploie l’éditorialiste Alain Duhamel dans son dernier ouvrage. L’entreprise est ambitieuse, car la psychologie politique des nations est tout sauf une science exacte. Or, c’est bien sur ce terrain – celui de la singularité du « caractère politique des Français » – qu’il cherche l’explication de cette « pathologie » nationale. Et qu’il en dresse un diagnostic pénétrant, où se rejoignent l’observation sans pareille, depuis quelques décennies, de notre vie politique et une curiosité intacte pour en comprendre les ressorts. L’expérience du médecin de famille et la science du professeur de faculté, en quelque sorte. Avec la plume coruscante qu’on lui connaît.

Le tableau clinique dressé par le docteur Duhamel est rude. Car il ne distingue pas moins de huit syndromes qui s’ajoutent les uns aux autres, s’assemblent et se cumulent jusqu’à produire un pessimisme collectif extravagant. La première de ces maladies est « l’inconstance », enracinée dans l’histoire nationale, accélérée par la Révolution, endémique depuis. Le résultat est connu : un record de quinze régimes institutionnels en deux siècles et, y compris sous la Ve République pourtant conçue comme un puissant antidote, une valse incessante des gouvernants. Or, cette « instabilité harassante » a pour effet secondaire, mais particulièrement nocif, d’inciter le pouvoir à avancer en crabe et à réformer en douce pour tenter d’échapper à la menace permanente d’une jacquerie de l’opinion.

La tumeur du « nationalisme »

Autre mal, incurable semble-t-il : le « déclinisme », cette « mélancolie nationale » qui mine toutes les strates de la société, atteint tous les courants de pensée. Hormis quelques brèves périodes de rémission, tout est bon, semble-t-il, pour nourrir cet accablant masochisme : des catastrophes militaires, politiques et morales comme la débâcle de 1940, d’inévitables mutations comme la perte de l’empire colonial, une crise économique lancinante qui a fait de l’entrée à reculons dans la société postindustrielle une « sanction », voire une « déchéance ». Le tout mis en scène et dramatisé, depuis des années, par une génération d’essayistes percutants, chroniqueurs-imprécateurs et brillants philosophes, de Nicolas Baverez à Alain Finkielkraut en passant par Eric Zemmour, qui laissent comme pétrifié quiconque n’entonne pas, avec eux, « l’impressionnant requiem français ».

Il faut y ajouter la tumeur du « nationalisme, qui n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui ». Alain Duhamel connaît les précédents et les rappelle, il n’ignore rien de la vague qui balaye aujourd’hui l’Europe. Mais il le martèle : « La France est le pays européen où le nationalisme progresse le plus, avec l’Autriche et la Grande-Bretagne », à cette différence près qu’elle a été à l’origine de l’aventure européenne qui fut précisément lancée dans l’espoir d’éradiquer le nationalisme. Ses pages cliniques, lucides et anxieuses sur les « succès électoraux sans précédent » du Front national, devenu la première force politique française, disent bien la profondeur du mal. Lequel progresse d’autant plus aisément que « l’extrémisme », cet autre herpès national, a « toujours été une composante du système politique français » et que Marine Le Pen lui donne aujourd’hui une voix et un visage modernes : « Elle a parfaitement intégré le fait que pour l’emporter, l’extrémisme devait jouer de la peur des Français, sans inspirer lui-même l’inquiétude. »

L’« égalitarisme », cette allergie à la différence, et le « conservatisme », cette allergie au changement, constituent deux autres pathologies nationales, d’ailleurs complémentaires. Depuis l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août 1789, et au prix d’incessants combats, l’égalité est devenue « l’idéologie sociale » dominante, pesant sans cesse sur les politiques sociales, fiscales, éducatives… Pour autant, elle n’est pas devenue une « réalité sociale », tant elle est contrecarrée par le conservatisme, cet intraitable protecteur des statuts, des corps, des indices, des corporations et des avantages acquis supprimés avec éclat il y a deux siècles. La singularité française, enfin, s’étoffe de deux affections supplémentaires : le prurit « intellectualiste » des hommes politiques, qui lui donne la matière de pages savoureuses ; et cette addiction à la « discorde » qui plonge sans cesse le pays dans une sorte de « guérilla franco-française ».

Et les remèdes, docteur ? Alain Duhamel le reconnaît honnêtement à propos du Front national, mais cela vaut pour tous nos maux : « Le diagnostic est plus facile à établir que la thérapeutique. » De fait, chacun peut rêver que l’on retrouve « la fermeté des choix et la stabilité des politiques », une tenace pédagogie du monde réel et de l’avenir, des réformes vigoureuses, des dirigeants courageux, et le rappel que, mine de rien, le malade a une solide constitution et de beaux jours devant lui. En attendant, si l’état de ce dernier n’est pas désespéré, il reste passablement désespérant.