Final Fantasy XV ? Repoussé au 29 novembre. The Last Guardian ? Désormais attendu pour le 7 décembre. South Park : L’annale du destin ? Pas avant le premier trimestre 2017. Trois jeux initialement prévus pour ces prochaines semaines, reportés coup sur coup à des dates ultérieures. Mais pour quelles raisons ? Pourquoi l’industrie du jeu vidéo, plus encore que celle du cinéma ou de la musique, semble-t-elle soumise à un calendrier si personnel et capricieux ? Il est souvent difficile de le savoir : les éditeurs ne sont guère transparents. On pourrait dire qu’il existe autant de raisons de repousser un jeu… que de jeux.

Pour les reports de plusieurs années, en général, la raison est aussi simple que radicale : « c’est que le marché ou le studio n’est pas prêt », résume William David, développeur de Seasons After Fall. Mis en chantier en 2010, un temps abandonné et finalement ressuscité pour une sortie le 2 septembre 2016, le titre des Montpelliérains de Swing Swing Submarine a vécu, en plus modeste, ce qu’a pu connaître récemment un titre comme Prey, et surtout, ce qu’il arrive à bien des géants du jeu vidéo japonais.

Persona 5 | Atlus

Ainsi, Persona 5, initialement annoncé pour l’hiver 2014 (et finalement sorti le 15 septembre, au Japon du moins). The Last Guardian, montré pour la première fois en 2009. Ou Final Fantasy XV, imaginé dès 2006. Leur point commun ? Tous prévus pour la PlayStation 3, ils sortiront finalement sur PS4.

Selon Kévin Bitterlin, du magazine JV et spécialiste de la série « Persona » :

« C’est une époque où les jeux occidentaux ont pris l’ascendant technologique au moment de la génération PS3, ce qui a créé une forme de gêne. Certains jeux japonais sont sortis quand même et ont accusé le coup par rapport à la concurrence, mais d’autres développeurs ont préféré bosser en amont sur la techno, quitte à ne rien sortir pendant des années. »

« Nos idées ne se réalisent jamais telles qu’on les avait prévues »

Loin de ces hibernatus du jeu vidéo, il y a le report de quelques jours. Celui causé par les problèmes d’approvisionnement, les erreurs de fabrication, les boîtes qu’il faut réimprimer au dernier moment. Plus problématique : le processus d’approbation, qui voit les gros constructeurs s’assurer que les jeux qu’on leur soumet ne souffrent pas de problèmes techniques majeurs. Un processus fastidieux et exigeant, à l’issue duquel certains peuvent se faire retoquer pour d’infimes détails. Tant et si bien que les plus gros éditeurs s’imposent, en interne, un protocole semblable à celui des consoliers. Histoire de gagner du temps.

Et puis, entre ces deux extrêmes, il y a les retards qui se comptent en semaine, voire en mois, de loin les plus courants. C’est le cas du South Park d’Ubisoft, de No Man’s Sky ou du prochain Zelda, Breath of the Wild. Yara Khoury, productrice des Dead Space ou de Battlefield Hardline, l’explique par les cycles de production toujours plus longs.

Surtout, le jeu vidéo souffrirait du mariage presque contre nature entre les exigences d’un secteur devenu une industrie, mais qui reste malgré tout constitué d’une armée d’artistes, soumis à des impératifs difficilement quantifiables. Pour Yara Khoury :

« Il serait très présomptueux de penser que les créateurs ont une quelconque idée du temps que va prendre le développement de leur jeu. Nos idées ne se réalisent jamais telles qu’on les avait prévues : il y a une vraie difficulté à travailler avec une date de sortie. »

Final Fantasy XV | Square Enix

Vient alors le temps de la négociation. Chez Sony, on explique pourtant que l’éditeur n’est pas le père fouettard que l’on peut s’imaginer. Richard Brunois, directeur de la communication de Sony France, l’assure :

« Chez nous, les studios ont un très grand pouvoir, voire tous les pouvoirs. Les temps ont bien changé. Les joueurs sont bien informés, on ne peut plus sortir un jeu “moyen”. Un jeu à moitié terminé ne se vend pas. Si un studio pense qu’il a besoin de temps, c’est lui qui décide. Mais attention : à un moment donné, il faut savoir s’arrêter aussi, mettre fin à un projet. »

C’est d’ailleurs l’un des rôles de l’éditeur : savoir dire stop, quand il juge qu’un projet est prêt. Ou, qu’en étant retardé davantage il risquerait, par son absence, de faire tache sur le rapport annuel aux investisseurs.

Résister à la tentation

C’est paradoxalement le piège qui guette les studios bénéficiant d’une indépendance financière, du fait d’un succès précédent ou d’une campagne de financement participative triomphale : la tentation de repousser une sortie, dans l’espoir forcément vain d’accoucher un jour de l’œuvre parfaite.

Mais pour les studios financièrement dépendants, le problème est tout autre. Eux sont confrontés à des choix cornéliens, pris en accord avec leur éditeur. Repousser un jeu, pour le peaufiner et s’assurer qu’il ne ternisse pas l’image de l’entreprise, d’accord : mais les équipes, déjà à bout, sont-elles prêtes à travailler plusieurs mois de plus ?

Le studio est-il prêt à abandonner l’idée de respecter ses « milestones » (les étapes importantes du développement), dont dépend généralement le versement des acomptes dûs par l’éditeur ? L’éditeur lui-même doit faire un choix : un jeu mieux fini vaut-il la remise en cause d’une stratégie marketing souvent prévue un an à l’avance ?

Fan de Jonathan Blow, mort de vieillesse en attendant la sortie de The Witness (allégorie). | Thekla, Inc.

Une malédiction ?

Le cœur du problème, c’est donc la date de sortie. Fixée souvent très en avance, sans garantie qu’elle sera respectée, elle a pourtant plus d’un intérêt pour le marketing, qui peut s’appuyer dessus pour faire monter l’attente, permettre des précommandes, et surtout, dicter son rythme aux concurrents.

Officialiser une date de sortie revient à réserver un créneau. En effet, la majorité des « gros » jeux sortent avant les fêtes, et les éditeurs cherchent à éviter de publier leur titre en même temps qu’un concurrent direct.

Mais le report d’une date de sortie n’a rien d’une fatalité : par miracle, certains jeux sortent à l’heure. Ce miracle a un nom : le « crunch ». Un mal endémique devenu norme dans l’industrie, ces semaines où les développeurs doublent leurs heures de travail, oublient leur week-end et leur famille, pour tenter de boucler à temps – ou du moins sortir un patch correctif dès le jour de la sortie.

Théoriquement réservées aux quinze derniers jours d’un développement, les périodes de « crunch » peuvent s’étendent sur plusieurs mois, quand ce n’est pas sur l’ensemble de la production. Une solution aux reports à répétition, certes, mais qui tient autant de la bénédiction que de la malédiction.