Le National Museum of African American History and Culture (NMAAHC) a ouvert ses portes samedi 24 septembre à Washington, treize ans après que le président George W. Bush en a autorisé la construction et après deux mandats menés par Barack Obama, premier président noir des Etats-Unis.

La forme magnifique du musée, dont la construction avait été réclamée il y a cent cinquante ans par les anciens combattants noirs de la guerre de Sécession et dont l’architecte, David Adjaye, est ghanéen, évoque une couronne traditionnelle yoruba, l’une des ethnies majoritaires du golfe de Guinée, celle de ma mère. Le musée décrit la longue marche de l’émancipation des Afro-Américains, depuis le drame de l’esclavage jusqu’à l’élection d’Obama. Ce qu’il prêche, c’est l’espoir et la fierté noire, qui s’enracine dans la terre africaine. Sa devise est « I, too, am America » : « Moi aussi, je suis l’Amérique ».

Aujourd’hui encore, je cherche à décrypter l’histoire américaine. Mon parcours est le suivant : je suis née au Bénin, le pays d’Afrique de l’Ouest d’où sont partis la plupart des esclaves vers l’Amérique, et j’ai décidé de m’installer à New York en 1998 pour accomplir mon rêve de petite fille : chanter avec les artistes noirs américains dont la musique avait bercé mon enfance. Et voici qu’aujourd’hui ce musée tente de rétablir des ponts entre l’Amérique, son sombre passé et ses origines africaines.

« Redemption Song »

Les organisateurs m’ont demandé de représenter le Continent africain lors de la très officielle cérémonie d’inauguration à laquelle participaient le président Obama, de nombreuses personnalités politiques et des célébrités, devant des dizaines de milliers de personnes réunies sur le fameux National Mall de Washington, là même où Martin Luther King a prononcé son plus célèbre discours : « I have a dream ». On m’a proposé de chanter Redemption Song, la chanson du Jamaïcain Bob Marley qui, mieux que tout autre, raconte l’exode et la souffrance des esclaves.

Angelique Kidjo singing Redemption Song at the Dedication Ceremony of the NMAACH
Durée : 03:55

Une cérémonie, avec président et stars, ce n’est pas rien. Ce matin, juste avant que l’inauguration ne commence, la tension avait monté dans les coulisses : les services secrets étaient partout. A mes côtés, un couple très symbolique : Robert De Niro et sa femme afro-américaine, et aussi Stevie Wonder, la productrice de télévision Oprah Winfrey, qui a donné 20 millions de dollars au Musée, Bill Clinton, Patti LaBelle et, surtout, John Lewis qui fut le compagnon de route de Martin Luther King. Sur scène, tout à coup, il y eut quatre générations de Noirs américains, y compris une très vielle dame dont le père était né esclave.

Et puis, ce fut à moi de monter sur scène. Avec mes musiciens africains et ma tenue en wax hollandais, j’avais un peu l’impression de représenter le cliché exotique de l’Afrique. Moi qui suis si souriante d’habitude, je me suis sentie soudain sérieuse. « Emancipate yourself from mental slavery » : la pertinence du message de Redemption Song rend toujours le moment grave. Devant moi le parterre de politiciens aux visages figés, dont Colin Powell et Paul Ryan, ne me facilitait pas la tâche.

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Huit ans ont passé depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama. Le 20 janvier 2009, j’avais été conviée à participer aux festivités liées à l’investiture du premier président noir des Etats-Unis, et Le Monde m’avait demandé de rendre compte, avec ma vision d’artiste et de femme africaine, de cet événement exceptionnel. Je sentais alors que l’élection d’Obama était liée à mon destin. Lors de la cérémonie, mon cœur s’était pincé quand Aretha Franklin avait chanté, elle qui fut la première artiste soul à s’habiller en Africaine sur la pochette de l’album Amazing Grace. J’avais écrit alors pour Le Monde : « Le discours d’Obama renforce en moi la conviction que c’est sa part africaine qui l’a fait élire président. Comme Nelson Mandela, il semble au-dessus de la mêlée. Son père, kényan, a dû lui faire prendre conscience que les Etats-Unis ne sont pas le centre du monde ! »

Paradoxe insurmonté

D’une certaine manière, la cérémonie inaugurale du musée afro-américain est le symbole de l’héritage et du bilan du président Obama. D’un certain côté, il a relevé l’économie américaine et réhabilité l’image des Etats-Unis dans le monde. Il reste un symbole très puissant, dont ce musée est la réalisation la plus visible. Ce bâtiment si imposant sur le Mall est placé juste à côté du Washington Monument, l’obélisque planté en face de la Maison Blanche, l’emblème même de la République. Ce musée, dont les magnifiques expositions sont si nécessaires, est désormais incontournable, tout comme le sera la place d’Obama dans l’histoire des Etats-Unis. Mais la puissance du symbole d’un président noir a aussi stimulé une opposition conservatrice qui s’est liguée pour défendre les valeurs rétrogrades d’une Amérique révolue.

La nation américaine est née d’un paradoxe qu’elle n’a jusqu’à présent pas réussi à surmonter : la déclaration d’indépendance affirmait que tous les êtres humains naissaient égaux et que leurs droits étaient inaliénables alors même que toute l’organisation sociale du pays reposait sur l’esclavage.

Ce paradoxe est encore bien vivant aujourd’hui : on célèbre dans ce musée l’émancipation des Afro-Américains de la manière la plus fastueuse au moment où l’Amérique est rattrapée par la division et la violence raciale : c’est le couvre-feu à Charlotte (Caroline du Nord), où un homme noir a encore été tué par la police, le 20 septembre, quatre jours après la bavure de Tulsa, où la policière blanche qui a tiré sur un Afro-Américain avoue « qu’elle était morte de peur ». Je suis une femme noire vivant à New York et je m’aperçois que les clichés et les préjugés vont encore bon train. Juste un exemple : dans une nouvelle série très branchée de HBO The Night Of, toutes les femmes noires sont des prostituées, tandis que tous les hommes noirs sans exception sont des criminels. Et ceci en 2016 !

La réalité de l’Amérique serait-elle encore celle de la ségrégation, à l’image de la prestigieuse université de Yale, qui forme l’élite, tout en étant installée à New Haven (Connecticut), grande ville noire parmi les plus pauvres du pays ?

« Songs of freedom… » : je viens de finir a capella le dernier refrain de Redemption Song. On me dit que Stevie Wonder n’est pas encore prêt et la production me demande d’enchaîner avec une autre chanson ! Je choisis sans trop réfléchir Afirika, mon hommage très rythmé à Miriam Makeba et à la beauté de mon continent. Sur mes injonctions, tout le public reprend en chœur le refrain et des sourires apparaissent un peu partout dans la foule. J’aperçois même Oprah Winfrey qui, mains levées, chante à tue-tête : « Ashe e mama, she e mama Afirika ». Le temps gris vient de disparaître et le soleil se lève enfin sur le National Mall !

Angelique Kidjo singing Afirika at the Dedication Ceremony of the NMAACH
Durée : 04:01