Dans un coin obscur du cyberespace se trouve un compte en banque au cœur d’une immense bataille technologique. Numéroté 0x5e8f0e63, celui-ci contient des « ethereums », une crypto-monnaie un peu similaire au bitcoin. Dimanche 25 septembre, il s’y trouvait l’équivalent de 4,4 millions de dollars (3,9 millions d’euros). Cette somme est le résultat d’un « cyber-casse », un tour à la Arsène Lupin version XXIe siècle.

Le ou les voleurs ont dérobé l’argent en juin au nez et à la barbe de la communauté qui gère les ethereums. Détournant à leur bénéfice un morceau du code informatique qui administre cette monnaie, ils ont amassé 50 millions de dollars. Pourtant, le curieux monde des crypto-monnaies n’a pas réagi comme l’aurait fait le monde réel : une partie des victimes a décidé de laisser l’argent aux voleurs.

Pour comprendre cette étrange controverse, il faut revenir sur la technologie qui sous-tend cette crypto-monnaie : la blockchain. Il s’agit d’une chaîne de stockage d’informations, entièrement transparente et inviolable. A chaque transaction, un nouveau bloc est créé, que chacun peut vérifier. Il est impossible de revenir en arrière et de modifier les blocs passés. En étant ouverte à tous mais non modifiable, la blockchain apporte une forte confiance, ce qui a permis de développer des crypto-monnaies.

Erreur dans le code informatique

C’est là que le vol d’ethereums de juin pose problème. Les hackeurs n’ont pas vraiment triché : ils ont utilisé à leur bénéfice une erreur du code informatique de départ. D’où la question : est-il possible de revenir en arrière et de changer les blocs du passé, pour supprimer le vol ?

La question a provoqué des débats passionnés. Une large partie de la communauté a finalement accepté de revenir au niveau du bloc précédant le vol, et de créer une « fourche » dans la blockchain. Mais des puristes s’y sont opposés et ont conservé l’ancienne chaîne. Désormais, deux monnaies parallèles existent : l’ethereum et l’ethereum classique.

La « fourche » a permis d’annuler une large partie du butin des voleurs, qui n’ont plus « que » 4,4 millions de dollars. Et ceux-ci n’ont pour l’instant pas réussi à le convertir en argent sonnant et trébuchant : leur compte en banque est surveillé et aucun convertisseur de crypto-monnaie ne veut réaliser l’opération de change.

L’histoire souligne pourtant la fragilité de la technologie blockchain. « Son immuabilité est un beau concept mais qui entre en collision avec la réalité », estime Giuseppe Ateniese, professeur au Stevens Institute of Technology, à New York. Il a donc décidé de développer un nouveau concept permettant de modifier la blockchain. Accenture, l’un des plus gros cabinets de conseil en informatique au monde, l’a financé et vient d’en déposer le brevet.

L’idée est d’autoriser un administrateur – par exemple un régulateur financier – à modifier un bloc a posteriori. « Dans 99 % des cas, la blockchain reste impossible à changer, explique David Treat, d’Accenture. Mais dans les cas extrêmes, il devient possible d’intervenir. »

« Réécrire l’histoire »

Cette invention est potentiellement importante parce que la blockchain est une technologie qui se développe à très grande vitesse. Selon Greenwich Associates, le secteur financier y a investi 1 milliard de dollars cette année. « La plupart de ces investissements ne seront effectifs qu’en 2017, et je crains qu’on découvre alors de nombreux problèmes », prévient M. Ateniese.

Il prend l’exemple du partage de données dans le domaine de la santé. La blockchain permet théoriquement un partage très efficace. Mais que se passerait-il si une erreur était faite au niveau de la saisie, si le cancer de M. Durant était faussement attribué à M. Durand ? « Il faut donner le pouvoir d’intervenir à l’officier chargé de la protection de la vie privée », avance M. Ateniese.

Ce point de vue provoque l’agacement de certains experts de la blockchain. « Avoir le droit de réécrire l’histoire pose de nombreux problèmes », réagit Bok Khoo, de Bok Consulting Pty, une entreprise d’informatique qui suit de très près la question de l’ethereum. Il parle de risques « orwelliens » si le régulateur pouvait revenir en arrière et modifier le passé sans laisser de traces. Deux conceptions opposées de la blockchain dont l’affrontement devrait grossir au fur et à mesure que cette technologie va gagner en reconnaissance.