Wiggins en 2013 lors de sa victoire sur le Tour de Grande-Bretagne. | © Olivia Harris / Reuters / REUTERS

Au plus fort de la polémique sur les performances de Christopher Froome, sur le Tour de France 2015, le manager de l’équipe Sky Dave Brailsford avait eu cette formule : « [Ceux qui nous soupçonnent de dopage] feraient mieux de s’installer au bord du Loch Ness et d’attendre le monstre. » C’est pourtant loin des brumes des Highlands qu’est apparu, deux mois après la quatrième victoire de Sky sur le Tour de France, l’indice le plus probant de pratiques antisportives au sein de l’équipe britannique. Il pose une question simple : Bradley Wiggins s’est-il dopé pour gagner le Tour de France en 2012 ?

Un groupe de pirates surnommé « Fancy Bears’ » a obtenu accès aux exemptions thérapeutiques utilisées par certains sportifs – ceux ayant participé aux derniers Jeux olympiques –, et publié en plusieurs vagues ces documents qui permettent de prendre un produit interdit sans être sanctionné pour dopage.

Or, l’un des cas les plus troublants révélés par Fancy Bears’ concerne Bradley Wiggins. Pour vous, il n’est peut-être qu’un vainqueur du Tour de France parmi d’autres. De l’autre côté de la Manche, l’enfant de Kilburn, dans la banlieue de Londres, est une légende du sport : le Britannique le plus médaillé de l’histoire aux JO, depuis qu’il a remporté à Rio sa huitième récompense – dont cinq en or. Et, bien sûr, le premier Britannique vainqueur du Tour de France, en 2012, avec Sky.

Y a-t-il preuve de dopage ? Non. Y a-t-il suffisamment d’éléments troublants pour que Wiggins tombe en disgrâce dans le pays qui l’a fait sir ? Yes, sir.

Asthme et allergies

Celui qui, à 36 ans, n’en finit plus de faire ses adieux au cyclisme a, selon ces documents, obtenu six AUT (autorisations d’usage thérapeutiques) depuis 2008 : trois AUT ont été demandées lorsqu’il courait dans l’équipe Gamin, pour utiliser des inhalateurs et lutter contre son asthme d’effort, affliction courante chez les sportifs ; et trois autres lorsqu’il était chez Sky, pour du Kenalog (ou Kenacort), et sa molécule au nom barbare, la triamcinolone acétonide. Il s’agissait de combattre des allergies au pollen, dont il n’avait jamais fait état dans ses quatre (!) autobiographies ni dans ses multiples interviews. La triamcinolone est l’un des corticoïdes les plus puissants, davantage que ceux présents dans les inhalateurs, utilisées par Wiggins chez Garmin et qui ne nécessitent même plus d’AUT.

Wiggins a obtenu le droit de s’injecter trois fois, par voie intramusculaire, du Kenalog. A des moments bien particuliers : juste avant le Tour de France 2011 et 2012, dont il était le favori – il s’est imposé la deuxième année –, et avant le Tour d’Italie 2013, son principal objectif de l’année.

Même les plus fidèles soutiens de l’équipe Sky se sont étouffés, comme le chercheur sud-africain Jeroen Swart ou le journaliste David Walsh, qui a passé trois mois au sein de l’équipe Sky en 2013 avant d’attester de leur probité. Walsh a titré sa chronique dans le Sunday Times (dont le propriétaire, Rupert Murdoch, est aussi celui du bouquet de télévision Sky) : « It looks bad, Brad. » Que l’on pourrait traduire par : « Ça la fout mal, Brad. » Son jugement : « L’équipe qui voulait laver plus blanc que blanc était dans la zone grise. Ce qu’ils ont fait était légal, mais ce n’était pas juste. »

Bradley Wiggins lors de son attaque sur le secteur de Templeuve, lors de Paris-Roubaix, 12 avril 2015. | AP/Michel Spingler

Voilà pour le point de vue indulgent. Ceux qui doutaient déjà des méthodes de la Sky y ont vu la confirmation que les « gains marginaux » et la transparence dont elle s’est toujours prévalue n’étaient qu’un nuage de fumée destinée à amadouer la presse, le doute chevillé au stylo après les années Lance Armstrong. D’autant plus que le médecin de l’équipe affirmait en 2013 qu’il n’était pas question d’inscrire dans une course un cycliste bénéficiant d’une AUT.

L’Allemand Jörg Jaksche, coureur dans les années 2000, où le dopage sanguin, entre autres, était très répandu dans certaines équipes, a immédiatement ironisé : « 29 juin 2011, 26 juin 2012 et 2 avril 2013, ça ressemble à une allergie aux grands Tours, je sais que c’est un gros problème de santé. »

Il poursuit, sur le site CyclingTips :

« Pour être franc, on utilisait la même excuse. Je l’ai fait personnellement, comme beaucoup de cyclistes que je connais de mon époque. On disait tous qu’on avait le même problème, la même allergie, mais c’était en fait pour se doper. Je crois que beaucoup de gens avaient soudainement des allergies sur le Tour. […]

Je dirais que c’était une très grosse aide à la performance. [Les corticoïdes] font perdre du poids, augmentent les facultés de récupération et sont un puissant antidouleur. De mon expérience, je dirais qu’elles améliorent la performance entre trois et cinq pour cent. »

Les corticoïdes lui permettaient de perdre un à deux kilos en première semaine de Tour, sans perdre de muscles. C’est exactement ce dont avait besoin Bradley Wiggins, puissant mais trop lourd pour grimper efficacement dans la première partie de sa carrière. Depuis qu’il a arrêté de se consacrer aux grands Tours et repris du poids pour s’illustrer en cyclisme sur piste, il n’a plus soumis d’AUT.

« Problème délicat et complexe »

Pour de nombreux spécialistes, les corticoïdes sont le fonds de sauce du dopage. Il est pourtant très facile d’en prendre : c’est autorisé hors compétition. En course, il faut en prendre une dose massive pour être au-dessus des limites fixées par l’Agence mondiale antidopage.

Dans ce cas, il suffit de demander une AUT qui, jusqu’à 2015, était validée, dans le cyclisme, par le seul médecin de l’Union cycliste internationale. Lequel ne semblait pas s’émouvoir que Bradley Wiggins ne craigne les pollens que lorsqu’il s’apprêtait à disputer un grand Tour. C’est désormais un panel de trois personnes qui valide les AUT de l’UCI, depuis la révélation, en 2014, d’une autorisation validée expressément, juste avant une course, en faveur de… Christopher Froome.

Questions over Bradley Wiggins' drug use - BBC Newsnight
Durée : 11:15
Images : Reportage de la BBC sur les AUT de Bradley Wiggins

L’abus de corticoïdes était pointé du doigt dans un rapport sur le dopage dans le cyclisme, rendu public par l’UCI en 2015. On pouvait y lire plusieurs témoignages estimant qu’ils étaient détournés dans le but de perdre du poids sans perdre de muscles. La commission résumait :

« Les AUT sont un problème délicat et complexe. Des personnes interrogées rapportent qu’elles sont systématiquement exploitées par certaines équipes et font même partie intégrante de leur programme de dopage. Un médecin d’équipe a déclaré qu’il pensait que le système des AUT était régulièrement détourné, particulièrement pour les corticoïdes. »

Sur les 18 équipes au plus haut niveau mondial, seules sept sont membres du Mouvement pour un cyclisme crédible (MPCC), un groupe qui a fait de la lutte contre les corticoïdes son cheval de bataille, en s’imposant des règles plus strictes que le code mondial antidopage. Sky a toujours refusé d’intégrer le MPCC.

Le peloton a été remarquablement silencieux depuis le début de l’affaire Wiggins, comme souvent lorsqu’une de ses têtes d’affiche est inquiétée – sa crainte est que le grand public associe automatiquement le présumé tricheur à l’ensemble des coureurs. Le Néerlandais Tom Dumoulin s’est distingué en estimant, dans la presse néerlandaise, que l’affaire « sentait mauvais » et que, si vous deviez vous soigner avec une molécule si puissante, il était plus raisonnable de ne pas courir pendant plusieurs semaines.

L’ancien médecin de Wiggins chez Garmin, Prentice Steffen (désormais chez Cannondale-Drapac), a dit à la BBC rester dubitatif quant au calendrier des prises de « cette grosse dose de corticoïde à effet de longue durée, en intramusculaire » : « Ce ne me semble pas correct d’un point de vue sanitaire et sportif. » Jonathan Vaughters, ancien manager de cette même équipe, a aussi mis son grain de sel : « Le truc, lorsqu’on dit qu’“aucune règle n’a été violée” en parlant d’une AUT, c’est que ce n’est vrai que si le motif que vous avez indiqué sur l’AUT est réel à 100 %. »

Comme souvent lorsqu’une polémique concerne la Sky, le manager Dave Brailsford – une figure reconnue outre-Manche – a attendu dans le silence que le soufflet retombe. Sauf qu’il n’est pas retombé. Il a dû affronter les caméras lundi 26 septembre, pour expliquer qu’il était au courant, ne voyait rien à redire à ces AUT et qu’un spécialiste extérieur à l’équipe avait recommandé le Kenalog à Bradley Wiggins.

« Que les coureurs soient en bonne santé est important pour nous. Et ce bout de papier nous dit “oui, ce traitement est approprié” », a-t-il dit à la presse britannique.

« Forme fantastique »

La veille, après dix jours de silence, Bradley Wiggins était l’invité de l’émission du dimanche matin sur la BBC, après avoir éconduit les demandes de la presse écrite. Il ne pouvait trouver meilleur allié que le prestigieux intervieweur politique Andrew Marr, aux connaissances limitées sur le sujet, qui n’a pas pointé les failles de son raisonnement ni posé les questions qui brûlaient les lèvres de la presse sportive britannique.

Wiggins n’a convaincu personne au moment d’expliquer comment il avait pu écrire, dans son autobiographie, qu’il avait les piqûres en horreur et qu’il n’avait jamais subi d’injection hormis un vaccin ; ni pourquoi il avait changé de corticoïde pour soigner son asthme entre les équipes Garmin et Sky ; ni pourquoi il se disait « dans une forme fantastique », à la veille du départ du Tour de France 2012, trois jours après avoir pris des corticoïdes destinés à soigner une rhinite aiguë.

Sa phrase la plus forte, lors de cet échange de près de sept minutes, fut celle-ci :

« Ce n’était pas pour obtenir un avantage inéquitable, mais pour me remettre sur un pied d’égalité vis-à-vis des autres. »

Bradley Wiggins, pourtant passionné d’histoire du cyclisme, avait oublié que cette phrase était déconseillée aux coureurs soupçonnés de dopage. En 2013, engoncé dans un fauteuil trop petit de son salon, devant les caméras de la télévision américaine, Lance Armstrong se défaussait ainsi : « J’ai regardé la définition de tricher, et elle parle d’“obtenir un avantage sur un rival ou un adversaire”. Je ne considérais pas [le dopage] de cette façon. Pour moi, nous étions sur un pied d’égalité. »

L’analogie est d’autant plus malheureuse que c’est au même produit, le Kenacort, que Lance Armstrong avait été contrôlé positif sur le Tour de France 1999, comme l’avait révélé Le Monde. Une exemption thérapeutique antidatée avait permis d’enterrer l’affaire.