Une « scène de crime » à Chicago, en avril 2016. | Joshua LOTT / AFP

Deux siècles et demi que ces deux-là s’affrontent. Que, par disciples interposés, leurs théories sur l’origine de la violence humaine déchirent philosophes et scientifiques. Hobbes contre Rousseau, le « loup pour l’homme » contre « le bon sauvage », l’humain intrinsèquement agressif envers son semblable contre l’individu pétri d’innocence, poussé au mal par une société corruptrice. Dans une étude publiée mercredi 28 septembre par la revue Nature, une équipe espagnole tranche le débat : la violence létale humaine plonge ses racines dans la théorie de l’évolution. En d’autres termes, si l’homme « descend du singe », il en va de même de ses tendances meurtrières.

Pour aboutir à ce constat sans appel, José Maria Gomez, écologue à la station expérimentale des zones arides d’Almeria, et ses collègues de trois autres universités espagnoles, se sont livrés à un incroyable travail d’accumulation de données. Pendant deux ans, ils ont dépouillé cinquante ans de littérature : 3 500 articles scientifiques analysant la violence entre membres d’une même espèce chez les mammifères et 1 000 articles portant sur les causes de la mortalité parmi les humains. Pour ces derniers, ils ont étendu leurs sources aux analyses bio-archéologiques ou paléontologiques, aux relevés ethnographiques, aux bilans d’autopsies ou encore aux registres portant les causes de décès (à partir du XVIIe siècle). Et ils ont fait tourner les ordinateurs.

De l’infanticide chez les primates

Sur les 1 024 espèces de mammifères étudiées, 40 % étripent joyeusement les leurs. « Cela a été notre plus grande surprise, admet José Maria Gomez. La violence létale n’est pas concentrée dans des groupes considérés comme a priori violents, tels les carnivores. Elle sévit aussi de façon importante chez les rhinocéros, les marmottes, les chevaux… » Les scientifiques espagnols livrent un chiffre moyen : l’agression intraspécifique constitue 0,3 % des causes de mortalité chez l’ensemble des mammifères. Elle n’est « pas fréquente, mais répandue », concluent-ils.

Mais c’est famille par famille que l’examen trouve toute sa richesse. « Jamais je n’avais vu un travail aussi détaillé sur la violence parmi les mammifères », s’enthousiasme Michel Raymond, directeur de recherche au CNRS et responsable de l’équipe de biologie évolutive humaine de l’université de Montpellier. L’étude démontre que la position dans l’arbre phylogénétique des espèces explique fortement la tendance à tuer ses congénères. Fauves, ursidés, rongeurs : quelques familles se distinguent particulièrement. Avec une mention spéciale pour les primates – nos cousins et nos ancêtres, faut-il le rappeler –, où le poids de la violence létale atteint 2 %. La raison ? « L’étude est formidable mais elle n’explique pas les causes de cette concentration, souligne Mike Wilson, anthropologue à l’université du Minnesota. Pour moi, c’est le large recours à l’infanticide chez les primates. »

L’arbre de l’évolution des espèces n’explique pourtant pas tout. Là où les chimpanzés se tuent à plaisir, les bonobos, leurs plus proches parents, présentent des mœurs beaucoup plus pacifiques. Peut-être faut-il y voir la place prépondérante des femelles chez ces derniers. Les chercheurs ont, plus globalement, tenté d’isoler d’autres causes. Résultat : plus une espèce est sociale et territorialisée, plus la violence létale s’y exprime. Les disciples de Rousseau y trouveront une petite consolation.

Car pour le reste, l’examen des 600 populations humaines à travers le temps et l’espace détruit allègrement le mythe de notre innocence originelle. Les relevés archéologiques confirment en effet que la pitié pour son frère n’étouffait ni Sapiens, ni Néandertal : « Pour ces temps anciens, les résultats enregistrés sont conformes avec le niveau de violence attendu compte tenu de la position de l’homme dans l’arbre phylogénétique », explique José Maria Gomez. « L’homme n’a pas attendu l’accumulation des richesses au néolithique pour être violent, souligne l’archéologue Jean Guilaine, professeur honoraire au Collège de France et auteur du Sentier de la guerre (Seuil, 2001). On a montré que les chasseurs-cueilleurs s’affrontaient eux aussi. »

« Données robustes »

Il est vrai que la situation se gâte encore par la suite. L’Age du fer en Europe et en Asie (à partir de - 1100) et la période dite « formative » dans le Nouveau Monde (environ - 1000) connaissent une poussée importante de violence létale, nettement au-dessus des prévisions évolutives qui devraient la situer au même niveau que celle des grands singes. Et à en croire les données présentées par l’article, cela va durer jusqu’à la fin du Moyen Age. De quoi nourrir la thèse du psychologue américain Steven Pinker : en 2011, dans un livre qui fit événement aux Etats-Unis, il avait brillamment mis en évidence le déclin de la violence depuis la période moderne.

Certains ne manqueront pas de mettre en cause la fiabilité des données anciennes. Peut-on tirer une règle statistique d’une série de tombes du néolithique ou d’un cimetière médiéval ? Certes pas. Mais de centaines de cimetières, répartis dans de multiples points du continent, accompagnés parfois de témoignages écrits ou de registres : l’affaire apparaît nettement plus sérieuse. « Cette partie est évidemment la plus fragile, elle sera controversée, convient Mike Wilson. Mais ils ont malgré tout fait preuve d’une grande prudence, en sélectionnant des données robustes. »

L’étude de Nature va plus loin encore. Elle classe les données humaines en fonction du type de sociétés dont elles portent le témoignage. Il apparaît cette fois que les organisations tribales ou claniques affichent un degré de violence nettement plus élevé que les sociétés étatiques. Cette fois, ce n’est plus le combat entre deux philosophes morts, mais la guerre entre deux familles d’anthropologues rivales que l’article devrait réveiller. Par exemple, les travaux de l’Américain Napoléon Chagnon sur l’extrême violence des Yanomamis d’Amazonie restent aujourd’hui encore très controversés. La publication de Nature ne passera pas inaperçue dans ce milieu.

Pour la primatologue Elise Huchard, ces résultats viennent rappeler que « quelle que soit l’approche utilisée pour comprendre et expliquer l’intensité et les motifs de notre violence, il ne faut pas oublier que l’homme est un mammifère, car ce simple fait biologique contribue à expliquer notre comportement social ». Un mammifère ni plus ni moins violent que les autres. Simplement particulièrement flexible dans son agressivité, car particulièrement divers dans son organisation sociale.

Et plus paisible que jamais, ce que souligne l’anthropologue Mike Wilson. « À l’heure ou Donald Trump martèle que la société est violente, il est de salubrité publique de rappeler qu’on vit mieux dans une ville américaine, protégé par la police, que dans l’ancien Far West. » Il hésite un instant. Et ajoute que, dans le cas des jeunes hommes noirs récemment tués aux Etats-Unis par des policiers dans des conditions suspectes, « ça doit pouvoir se discuter… »