A l’approche des réunions de la zone franc, les procès contre le FCFA refleurissent. Pourtant, cette monnaie commune soixantenaire ne porte pas toutes les responsabilités négatives dont on l’accable. Et surtout, les variables monétaires ne sont pas le déterminant premier de la croissance économique.

Pour les inconvénients du FCFA, quatre exemples au moins méritent l’attention.

D’abord, la fixité de la parité avec l’euro ne signifie pas son immuabilité comme l’a montré la dévaluation de janvier 1994, intervenue pour corriger une parité devenue intenable. Certes, le changement fut brutal, en raison d’une attente trop longue pour cet ajustement. Mais il a montré que le changement était possible sans remettre en cause ni la fixité du lien monétaire avec l’euro, ni l’intégration entre pays d’une même zone. L’approfondissement d’espaces régionaux solides est unanimement admis comme une condition sine qua non de l’émergence économique attendue. Il impose en revanche que les politiques adéquates soient menées pour protéger les secteurs d’activité naissants, pour empêcher les importations frauduleuses, pour éviter les obstacles intra-régionaux non tarifaires. Ces conditions n’ont rien de monétaire et leur absence condamne la réussite de toute politique industrielle, parité fixe ou non.

La zone franc n’empêche pas la Côte d’Ivoire de conduire des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles

La fixité n’est pas non plus nécessairement exclusive de modifications quant à la base de référence. Une monnaie commune « autonome » est d’ailleurs à l’étude depuis plus de vingt ans dans la Communauté Economique Des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec une échéance de mise au point qui recule chaque année : la domination du Nigeria, et les craintes que cela implique, sont la cause majeure de ce qu’il faut bien appeler jusqu’ici un échec.

Quelle liberté de change ?

La liberté des changes à l’intérieur de la zone CFA est également souvent présentée comme un avantage exorbitant des entreprises françaises, d’un côté, et une incitation à ne pas investir localement dans les activités productives, de l’autre. Cette « liberté » est d’ailleurs loin d’être totale dans les faits. Les transferts directs entre les deux parties de la zone CFA sont ainsi particulièrement difficiles et la plupart des transactions de ce type passent par la France. En même temps, les transferts d’un pays africain vers la France font l’objet de nombreuses demandes de justificatifs par les autorités monétaires, qui interpellent quant à la signification de la liberté de change. Hors ces « restrictions », les risques soulignés dépendent avant tout de la volonté politique des dirigeants et des politiques suivies par les Etats concernés. La zone franc n’empêche pas la Côte d’Ivoire de conduire actuellement des avancées importantes dans la transformation de ses matières premières agricoles et il n’est pas certain que l’absence du CFA permettrait que le Mali en fasse autant pour retrouver son rôle de « grenier de l’Afrique ».

Dernière cible des critiques, le compte d’opérations où sont bloquées une partie des réserves en devises de la zone. Encore faut-il, pour des changements, que les demandeurs disposent d’un dossier solide et en débattent dans les instances compétentes. De plus, les chiffres concernés sont sans commune mesure avec les besoins effectifs des Etats : ainsi, pour la partie Ouest, 50 % des réserves actuelles de la BCEAO ne représentent environ que l’endettement supplémentaire des Etats pour une seule année.

Quels que soient ses avantages et ses inconvénients, le franc CFA ne peut de toute façon être considéré comme responsable d’une incapacité irrémédiable de la zone franc à atteindre un rythme de développement économique analogue à celui des pays subsahariens qui suivent un autre régime de changes. Sur le long terme, aucun pays subsaharien n’a suivi une trajectoire de croissance montrant que son système monétaire est sans conteste meilleur que tous les autres. L’Union Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) connaît depuis trois ans une progression du PIB supérieure à celle de la plupart des autres régions d’Afrique subsaharienne, particulièrement en 2016 et grâce à la Côte d’Ivoire. Dans le même temps, et malgré ce même franc CFA, l’Afrique Centrale francophone subit pleinement les effets négatifs combinés de la crise pétrolière, de structures économiques peu diversifiées et d’errances politiques, rejoignant ainsi le Nigeria qui est pourtant hors de la zone franc.

Un « jeu » à trois facteurs

Les déterminants du développement économique peuvent être regroupés autour de trois principales composantes connectées : les données naturelles du pays ; la qualité des politiques économiques mettant au mieux en valeur ces données naturelles ; l’articulation optimale du pays avec le reste du monde, et donc sa capacité à faire de son environnement international un atout plutôt qu’un handicap. Le « jeu » consiste à exploiter au mieux la première composante grâce à deux autres.

La monnaie se range dans la dernière catégorie au même titre que le degré d’isolement ou d’intégration du pays dans un ensemble régional. Elle est donc un facilitateur de croissance ou un élément de freinage parmi d’autres, mais ne peut être à elle seule la cause d’un immobilisme de long terme. La politique de réduction à tout va des barrières douanières imposées par la Banque Mondiale et les inerties des dirigeants ont sans doute davantage que le FCFA détruit les industries naissantes d’Afrique francophone.

Le FCFA n’est ainsi ni une panacée ni un repoussoir. Des propositions concrètes, crédibles et soigneusement étudiées d’un système de substitution, tout autant que les progrès dans le développement réalisés dans certaines parties de la zone franc, peuvent conduire à un changement du système en place. La réussite de tout changement d’ordre monétaire sera cependant subordonnée à la mise en œuvre de politiques « réelles » permettant d’exploiter au mieux le nouveau cadre adopté. Ces deux exigences sont avant tout de la responsabilité des Dirigeants africains. Hors leur concrétisation, l’immobilisme a de beaux jours devant lui.

Paul Derreumaux est économiste et président d’honneur du groupe Bank of Africa, qu’il a développé et dirigé en Afrique jusqu’à la fin de 2010.