Le « Monde Afrique » publie les bonnes feuilles d’un essai éclairant et accusateur, Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ?, coécrit par Kako Nubukpo avec Martial Ze Belinga, Bruno Tinel et Demba Moussa Dembele.

Kako Nubukpo est directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et ancien ministre togolais de la prospective et de l’évaluation des politiques publiques. Martial Ze Belinga est un professeur d’économie et de commerce international camerounais. Il est également chercheur indépendant en sciences sociales. Le Français Bruno Tinel est maître de conférences en économie université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Demba Moussa Dembele est un économiste sénégalais, président de l’Africaine de recherche, de coopération pour un développement endogène (Arcade).

La zone franc est parmi les rares institutions ayant survécu à la vague des indépendances formelles des anciennes colonies françaises d’Afrique. Elle n’a cessé d’alimenter la polémique depuis plus de cinquante ans. Celle-ci a gagné en intensité depuis la dévaluation du franc CFA, imposée par la France en janvier 1994.

En fait, cette monnaie et les mécanismes de fonctionnement de la zone franc sont parmi les principaux instruments par lesquels la France continue d’exercer sa tutelle sur les politiques économiques de certains pays en Afrique de l’Ouest et du Centre. Sans la rupture avec cette tutelle, les pays africains continueront d’hypothéquer toute possibilité de développement et de progrès social. Autrement dit, la souveraineté monétaire est une nécessité pour parachever leur indépendance politique et renforcer les bases d’une transformation structurelle de leur économie.

En effet, nulle part on n’a vu un pays se développer avec une monnaie contrôlée par un autre pays, comme c’est le cas du franc CFA. Dans les crises économiques et financières que traverse le monde, on voit toute la différence entre les pays qui sont sous tutelle, comme les pays africains de la zone franc, qui ont les mains liées, et ceux qui exercent la pleine souveraineté sur leurs monnaies et disposent ainsi d’instruments leur permettant de recourir à des ajustements dans leurs politiques monétaires (taux de change, taux d’intérêt, octroi de liquidités au système bancaire) pour mieux faire face à la crise.

Confiscation de souveraineté

Pourtant, les Constitutions africaines proclament que l’émission de monnaie relève de la « souveraineté » des pays africains. Encore faudrait-il que ce soit une monnaie qui leur appartienne et sur laquelle ils puissent décider en toute indépendance. Ce n’est pas le cas du franc CFA. La dévaluation de 1994, décidée par la France, et le statut des Banques centrales africaines confortent amplement ce point de vue.

Lors de la réunion destinée à informer les dirigeants africains de cette dévaluation, feu le président Bongo du Gabon et d’autres participants ont dit que les émissaires français n’avaient pas demandé leur avis aux chefs d’Etat réunis à Dakar et que tout ce qu’ils avaient à faire était de signer ce qui avait été décidé par Paris avec le soutien du Fonds monétaire international.

Les mécanismes de fonctionnement de la zone franc illustrent parfaitement la confiscation de souveraineté monétaire des pays africains. Depuis la dévaluation de 1994, les francs CFA des zones UEMOA (Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest) et CEMAC (Communauté économique et monétaire des Etats de l’Afrique centrale) ne sont plus convertibles entre eux par un taux de change fixe et les flux de capitaux entre les deux zones sont soumis à des restrictions, bien que théoriquement appartenant à la même zone monétaire !

Par contre, entre la France et les pays africains, il y a liberté totale des mouvements de capitaux. En outre, la « garantie » de convertibilité du franc CFA oblige la BCEAO (Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest) et la BEAC (Banque des Etats d’Afrique centrale) à suivre des politiques monétaires conformes à celles de la Banque centrale européenne (BCE), en donnant la priorité à la lutte contre l’inflation. Une telle politique est inappropriée et même absurde pour des économies en construction qui ont des besoins importants de financement pour développer leurs capacités de production.

Fuite des capitaux

Les « atouts » [qu’était censée apporter cette monnaie unique] comprenaient, entre autres, la « stabilité », illustrée par de faibles taux d’inflation et l’arrimage du franc CFA à une « monnaie forte » ; l’absence de risque de change entre les pays africains et la France et la « garantie » de convertibilité du franc CFA, promise par les autorités françaises. Ces « atouts » devaient permettre aux pays africains de connaître de forts taux de croissance économique, d’attirer des investissements privés et de faire des progrès significatifs dans le processus d’intégration économique sous-régionale. Mais qu’en est-il en réalité ?

D’une part, la « stabilité » d’une monnaie n’a jamais été un facteur décisif pour favoriser la croissance ou attirer des capitaux. Cela s’est vérifié dans le cas du franc CFA, qui souffre de deux handicaps majeurs. En premier lieu, il ne reflète pas les fondamentaux économiques des pays membres. C’est ce qui explique que les politiques monétaires des banques centrales africaines sont déconnectées des réalités économiques et sociales des pays membres, parce qu’elles sont calquées sur celles de la BCE, et sur son credo monétariste.

En second lieu, la « stabilité » du franc CFA n’est pas non plus un atout décisif pour attirer les capitaux. Le facteur principal derrière les flux de capitaux est la possibilité de faire des profits. Les pays producteurs de pétrole et ceux ayant des ressources minières attirent plus de capitaux, même avec des monnaies instables et des taux d’inflation élevés. Le Ghana et le Nigeria attirent plus de capitaux que la Côte d’Ivoire ou le Sénégal. La réalité est que les mécanismes de la zone franc tendent à favoriser la fuite des capitaux plutôt qu’à les attirer. Quand on considère le taux d’inflation, mesuré par la variation des prix à la consommation, les pays non CFA ont enregistré des taux beaucoup plus élevés, et souvent à deux chiffres. Et pourtant, les performances des pays non CFA sont, la plupart du temps, meilleures, à une ou deux exceptions près.

Enfin, l’existence d’une monnaie commune, le franc CFA, était présentée comme un « avantage » qui devait favoriser l’intégration économique des pays membres. Mais là encore, la réalité montre autre chose. Les échanges entre pays de l’UEMOA ne dépassent guère les 15 %, tandis que ceux entre pays de la CEMAC n’atteignent même pas les deux chiffres. En réalité, le franc CFA a plutôt favorisé les relations verticales entre la France et ses anciennes colonies, au détriment de relations horizontales entre celles-ci. Le commerce des pays africains de la zone franc avec la France et la zone euro représente plus de 60 % de leur commerce total. Cela montre que le franc CFA sert essentiellement à maintenir les pays africains dans la vieille division du travail, qui fait d’eux des sources de matières premières et des débouchés pour les entreprises françaises et européennes.

Médiocre bilan

Au regard de ce qui précède, ce n’est dès lors pas étonnant que les pays africains de la zone franc aient un médiocre bilan économique et social. En effet, les atouts supposés ou avantages du franc CFA se sont révélés être des mirages pour les pays africains. La priorité donnée à la lutte contre l’inflation, illustrée par des politiques monétaires restrictives, et le faible niveau d’investissement ont abouti à un bilan, qui a mis la plupart des pays des zones franc dans la catégorie des pays les plus « pauvres », selon les indicateurs des institutions internationales. Sur les 14 pays qui utilisent cette monnaie, 11 sont classés comme « pays les moins avancés » (PMA). Ces pays sont caractérisés par la vulnérabilité économique et de faibles indicateurs de développement humain, ce que confirment les classements du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), dans lesquels la plupart d’entre eux sont dépassés même par des pays qui ont connu des génocides, comme le Rwanda !

Malgré ce bilan peu reluisant, les partisans de la zone franc continuent de soulever des arguments pour mettre en garde contre son démantèlement et l’adoption d’une monnaie souveraine par les pays africains. Les arguments économiques évoquent la nécessité de maintenir la « stabilité » du franc CFA, grâce à la « garantie de convertibilité illimitée » promise par la France et les politiques monétaires « prudentes » imposées aux pays africains par les accords monétaires passés avec celle-ci.

Mais cet argument semble avoir oublié que la contrepartie de cette « garantie » est la confiscation d’au moins la moitié des réserves de change des pays africains par le Trésor français ainsi que la contrainte des banques centrales africaines à mettre en œuvre des politiques monétaires en déphasage avec les besoins et les réalités économiques des pays membres.

Changer de comportement

Un autre argument est que, étant donné la faiblesse des économies africaines, les pays membres de la zone franc ne pourront pas défendre la « stabilité » de leur monnaie une fois qu’ils se seront séparés de la France. Là encore, ces soutiens inconditionnels du CFA semblent oublier que ce sont les devises des pays africains qui ont presque tout le temps défendu la « stabilité » du franc CFA et non la promesse de garantie. A cet argument s’ajoute celui du manque de rigueur des dirigeants africains, auquel la France remédierait, par l’intermédiaire des garde-fous qu’elle a mis dans le cadre des politiques monétaires.

Cela peut paraître juste, dans une certaine mesure. Mais l’adoption de monnaie souveraine va contraindre ces dirigeants à changer de comportement – sans toutefois tomber dans le piège d’une rigueur étouffante, comme c’est le cas maintenant – dans leur gestion des finances publiques et des ressources de leurs pays en général.

Mais l’argument massue des partisans du franc CFA est le rappel d’expériences qui auraient échoué et qui donc devraient pousser à la prudence. Ils citent la Guinée sous Sékou Touré, le Mali sous Modibo Keïta ou encore l’ex-Zaïre de Mobutu. On souligne que ce sont des exemples de pays qui se seraient jetés dans des « aventures » de fabriquer leurs propres monnaies et qui ont finalement échoué. Ces cas sont avancés comme des « épouvantails », pour faire peur aux Africains. Mais, là encore, les défenseurs du CFA feignent d’oublier que ces cas ne sont pas illustratifs d’une quelconque « incapacité » des Africains à gérer leur monnaie.

En évoquant ces cas, les partisans du franc CFA montrent qu’ils sont restés figés dans leur analyse. Ils raisonnent comme si le monde était le même que celui du début des années 1960. Mais le contexte mondial a profondément changé, et l’Afrique avec. De nos jours, la France n’a plus les moyens de « punir » un pays, comme elle l’a fait avec la Guinée ou le Mali. Les pays africains ont de nouveaux partenaires et des alliés sur lesquels ils peuvent compter.

Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? sous la direction de Kako Nubukpo, Martial Ze Belinga, Bruno Tinel, Demba Moussa Dembele (éd. La Dispute, 242 p., 15 euros).

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