L’installation de Christian Rizzo àl’Hôtel-Dieu à Paris, le 30 septembre 2016. | GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP

Les gens sérieux, ceux qui ont lu le guide, ceux qui ont plus de 40 ans bien sonnés et qui ne confondent pas Nuit blanche avec Nuit debout, ceux-là, au début, ils suivent. Ils suivent, ce samedi 1eroctobre, l’itinéraire qu’a concocté Jean de Loisy, patron du Palais de Tokyo et directeur artistique de cette 15e édition. Soit, en fil rouge de cette messe pour art contemporain, un roman vénitien et anonyme de la Renaissance, Le Songe de Poliphile, auquel toutes les œuvres offertes sont censées s’accorder.

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Las, avouons-le, des gens sérieux, il n’y en a guère. Voire pas. Et, au fond, qu’importe. Parce que Nuit blanche, depuis sa création, c’est ça : un joyeux foutoir d’œuvres éclatées, d’abominations risibles et de purs miracles. Les directeurs artistiques ont beau, les uns après les autres, vouloir donner un sens à tout ça, dessiner un parcours, « raconter une histoire », comme Jean de Loisy, le peuple de Paris n’en fait qu’à sa tête.

Il est jeune, bigarré, débonnaire, ce peuple. Il respire la douceur d’une fin d’été. Il danse sur le pont des Invalides, boîte improvisée avec DJ set et interaction lumineuse (dont l’apport artistique lui échappe, pas l’absence de bar). Il va faire deux heures de queue devant le Petit Palais pour sortir dépité après avoir vu l’espace de cinq minutes quatre danseuses du Crazy Horse se trémousser (« Elles sont belles. Après, comment vous dire ? ») mais néglige, à quelques dizaines de mètres de là, les danseurs de Yoann Bourgeois défiant l’équilibre sur un plateau tournant. « Margaritas ante porcos », soupire une « sérieuse » aux signes distinctifs (lunettes à grosse monture noire).

La Nuit blanche au jardin des Tuileries à Paris, le 30 septembre 2016. | GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Caverne illuminée

C’est que, devant la multiplicité des offres – « une tous les 300 mètres », souligne Jean de Loisy –, et la petitesse des caractères dans le guide, la meilleure solution, c’est peut-être encore d’y aller à l’aveugle. Et la magie opère. C’est, sur la façade arrière de l’Hôtel de ville, quinze corps à la nudité d’albâtre se mouvant en slow motion. Et quinze visages humains, masques grecs qui se tordent, « comme lorsqu’on reçoit une mauvaise nouvelle, l’annonce d’un attentat, explique l’artiste hollandais Erwin Olaf. Je ne pouvais pas faire comme si rien n’était arrivé… » C’est, dans la cour de l’Hôtel-Dieu, une installation de Christian Rizzo : un immense disque tournant sur lui-même et sur lequel est projetée la vidéo d’un danseur aux gestes évanescents. Dans son mouvement, le disque diffracte la lumière sur les murs de l’ancien hôpital.

C’est surtout, au bout de la voie sur berge, ces chœurs aux visages solennels et aux chants archaïques qui nous emmènent dans le tunnel charriant habituellement, depuis la Concorde, son cortège de voitures. Il est vide. Caverne illuminée seulement çà et là par des spots braqués sur les coulures naturelles de l’humidité ou sur l’empreinte de mains égarées. C’est signé Zad Moultaka et cela a le charme des territoires interdits.

La caractéristique de cette édition, c’est d’avoir ramené la Nuit blanche à ses valeurs bourgeoises : grandes signatures et hypercentre

Car la caractéristique de cette édition (là où, ces dernières années, on avait cherché à nous perdre dans le labyrinthe des rues jusqu’aux lignes du tramway), c’est d’avoir ramené la Nuit blanche à ses valeurs bourgeoises : grandes signatures et hypercentre. Certes, il y a bien, en bout de parcours, une importante installation dance floor à Issy-les-Moulineaux, sur l’île Saint-Germain – concession faite aux artisans du Grand Paris –, et puis aussi le « off », qui essaime un peu partout ; il reste que l’essentiel va de la gare de Lyon à la tour Eiffel en suivant l’écrin des façades karchérisées et les ponts pimpants de la Seine.

Sur l’un des « points info », Elisa s’est fait tatouer sur la joue l’emblème de la Nuit blanche, signé Fabrice Hyber : un cœur que traverse la Seine, avec mini-tour Eiffel. Même si le tatouage est éphémère et Hyber pas au mieux de sa forme, c’est dire si Elisa est une « sérieuse ». D’ailleurs, elle a le livre-guide à la main. Place Dauphine, elle essaie de comprendre ce que cherchent cette dizaine de personnes de noir vêtues qui tirent inlassablement sur des cordes. « C’est une métaphore de la condition humaine, lit-elle. Mel O’Callaghan s’est inspirée de Nietzsche qui compare l’homme à une corde… »

On pense aux paroles d’Anish Kapoor présentant, la veille, son vortex installé au milieu du fleuve (même si le maelström dont il rêvait fait plutôt Jacuzzi) : « Je n’ai rien à dire avec mes œuvres. Beaucoup d’artistes veulent dire trop de choses… » Qu’en penserait Poliphile, lui qui, dans cette kermesse, ne cherchait qu’un peu d’amour ?