Le chef du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), Kemal Kilicdaroglu, le 30 septembre 2016 à Istanbul. | OZAN KOSE / AFP

La Turquie va prolonger de trois mois l’état d’urgence imposé après le coup d’Etat raté du 15 juillet et poursuivre plus avant la vague de purges qui a déferlé sur le pays. « Nous avons décidé de reconduire l’état d’urgence pour quatre-vingt-dix jours dans le cadre de la lutte contre les organisations terroristes », a déclaré, lundi 3 octobre, le vice-premier ministre, Numan Kurtulmus.

Les « organisations terroristes » sont la confrérie religieuse de l’imam Fethullah Gülen, tenue pour responsable de la tentative de putsch, ainsi que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), en lutte contre Ankara depuis 1984.

Instauré pour trois mois quelques jours après le coup d’Etat raté du 15 juillet, l’état d’urgence est en vigueur jusqu’au 19 octobre. Il permet au gouvernement de gouverner par décrets, sans l’aval du Parlement, et de jouir de pouvoir coercitifs illimités pour mener les purges.

Dans le cadre de l’état d’exception, la durée de la garde à vue a été portée à trente jours, dont cinq jours au secret, sans accès à un avocat. Non contestables devant la Cour constitutionnelle, ces décrets ont permis jusqu’ici l’inculpation de 32 000 personnes, l’éviction de 93 000 fonctionnaires et la confiscation des biens de centaines d’hommes d’affaires.

« Bande de traîtres »

Le 28 septembre, le Conseil national de sécurité, réuni à Ankara sous la houlette du président Recep Tayyip Erdogan, avait recommandé la reconduction de l’état d’urgence pour une durée de trois mois à partir du 19 octobre.

Lors de son séjour à New York dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies, M. Erdogan avait évoqué une reconduction pour une durée d’un an. A l’occasion d’une rencontre avec des ONG turques, actives sur le sol américain, le numéro un turc avait reconnu que son gouvernement avait, par le passé, « donné des terres et des propriétés » aux adeptes de l’imam Gülen. C’est notamment grâce à ses liens privilégiés avec le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) que la confrérie secrète a réussi à infiltrer les rouages de l’Etat turc. « Aurait-il été possible pour nous de reprendre ces propriétés dans des circonstances normales ? Grâce à l’état d’urgence, il a été possible de saisir les biens de cette bande de traîtres », avait-il expliqué.

Dimanche 2 octobre, la police turque a interpellé à Izmir (ouest) Kutbettin Gülen, l’un des frères du prédicateur. Accusé d’avoir participé à une conférence de presse en faveur de son frère imam en 2014 à Istanbul, il risque plusieurs années de prison pour « soutien à un groupe terroriste ».

« Faire taire les opposants »

Samedi 1er octobre, l’écrivain Murat Özyaşar a été interpellé à son domicile à Istanbul. Romancier connu, professeur de littérature respecté, il a été suspendu de son travail pour ses liens présumés avec le PKK. En réalité, il avait pris part le 29 décembre 2015 à une manifestation organisée par le syndicat de gauche Egitim Sen pour un arrêt des combats dans les régions à majorité kurde du sud-est de la Turquie. Enfin, ces derniers jours, dix chaînes de télévision pro-kurdes ont été suspendues du bouquet satellitaire TURKSAT.

Vendredi 30 septembre, lors d’une conférence de presse à Istanbul, le chef de l’opposition kémaliste, Kemal Kilicdaroglu, a accusé le président Erdogan de se servir de l’état d’urgence pour « faire taire les opposants ». Les purges ne touchent pas que les gülenistes, a-t-il déploré, mais aussi des sympathisants de gauche. Selon lui, 10 000 enseignants – sur les 25 000 suspendus à la suite du putsch raté – sont des personnes syndiquées à gauche ou réputées proches des mouvements de gauche. Alors que des centaines de milliers d’élèves et d’étudiants sont à l’heure qu’il est privés de fac, de cours, d’enseignants, le gouvernement a annoncé lundi la nomination prochaine (le 9 octobre) de 20 000 nouveaux professeurs.

M. Kilicdaroglu a critiqué l’incroyable concentration des pouvoirs aux mains de M. Erdogan, alors qu’officiellement la Turquie est un régime parlementaire. « Dès qu’il dit quelque chose, tout le monde dit oui et exécute », a-t-il fait remarquer.

Lorsque la demande de prolongation de l’état d’urgence sera présentée au Parlement, « nous nous y opposerons », a promis M. Kilicdaroglu. Mais, avec 133 députés sur un total de 550 dans l’hémicycle, son parti n’a aucune chance de peser face à l’AKP, le parti fondé par M. Erdogan, majoritaire à l’Assemblée.