Dans la bibliothèque de tout politologue spécialiste du Maroc doit figurer Le Fellah marocain défenseur du trône, de Rémy Leveau. Publiée en 1976, cette analyse du régime de Hassan II, devenue un classique, explique comment la monarchie marocaine s’est appuyée sur des élites traditionnelles pour contrer la bourgeoisie nationaliste, jouant le peuple des campagnes contre l’élite des villes et s’aliénant du coup les forces qui auraient pu l’aider à moderniser le pays. Quarante années plus tard, Ali, un militant du Parti justice et développement (PJD, islamiste, au pouvoir), nous interpelle au détour d’une des ruelles du souk Had Al-Aounate : « Vous avez lu Rémy Leveau ? »

Le marché hebdomadaire de Had Al-Aounate, à 160 km au sud-ouest de Casablanca, est noir de monde, ce dimanche 2 octobre. On vient de toute la province pour y écouler les produits des Doukkala, une plaine agricole parmi les plus riches du royaume, grâce notamment à de vastes superficies irriguées. Elevage, produits maraîchers, céréales, mais surtout raisin de table et betterave sucrière font la fierté de la région. A 21 km de Sidi Bennour, le chef-lieu de la province, le souk est le premier arrêt, ce jour, de la campagne de Mustapha Al-Khalfi.

« Campagne rurale spéciale »

A 43 ans, l’actuel ministre de la communication et porte-parole du gouvernement se présente pour la première fois au suffrage universel. « J’ai été proposé par les militants de la circonscription, compte tenu de mes attaches familiales », dit-il. Novice en élections peut-être, mais déterminé à gagner, et servi par une organisation bien rodée. Pour l’heure, M. Al-Khalfi, lunettes cerclées et barbe taillée de près, déambule parmi les étals. « La campagne dans le monde rural est spéciale, estime-t-il. Les électeurs veulent vous voir, vous saluer et vous parler sans intermédiaire. »

Le ministre-candidat a troqué son costume-cravate pour un jean et un dossard floqué de la lampe, emblème du PJD. Une fine étole blanche nouée autour du cou le distingue des militants. Depuis neuf jours, il a multiplié les occasions de rencontrer la population, « contrairement aux autres candidats qui se terrent dans leur maison ». Dans le marché, il décline son discours. Implorant : « Ce gouvernement a besoin de votre voix pour poursuivre les réformes. » Agricole : « Doukkala remplit les paniers des Marocains, vous avez le droit d’en voir les fruits aussi. » Social : « Nous avons mis en place des pensions de veuvage au profit de 770 femmes dans la province. »

Pour faire campagne, Mustapha Al-Khalfi compte sur sa notoriété de ministre. Pour le gouvernement de Abdelilah Benkirane, le chef du PJD, il est beaucoup passé à la télévision depuis janvier 2012. Mais c’est insuffisant. Il s’appuie plus encore sur des militants dévoués, originaires de la région et qui ont réussi dans les grandes villes. Ali est l’un d’entre eux. Ancien cadre de l’Office national des aéroports, il s’est reconverti dans l’entrepreneuriat à Témara, près de Rabat. Saïd, lui, est avocat à Kénitra, où le candidat a grandi. A défaut d’une implantation locale toute l’année, ces quadragénaires sont capables de remobiliser un réseau de solidarités familiales, professionnelles et partisanes. C’est l’un des leviers que compte utiliser le PJD pour rattraper son retard dans les campagnes, après avoir raflé les villes lors des communales de 2015.

Face à un notable du PAM

L’un des principaux rivaux d’Al-Khalfi n’est autre que Bouchaïb Ammar, dit Ould Zeroual, le candidat du Parti authenticité et modernité (PAM) qui semble tout droit sorti du livre de Rémy Leveau. Président de la chambre d’agriculture de la région Casablanca-Settat, c’est un vieux routard de la politique locale entre Sidi Bennour et Al-Jadida, à 70 km au nord-ouest. Il est devenu une célébrité nationale le 18 septembre, jour d’une mystérieuse marche anti-PJD, derrière laquelle beaucoup voient la main du PAM, un parti que le chef du gouvernement accuse de « tahakkoum », une périphrase pour dénoncer l’hégémonie autoritaire.

Parmi les milliers de personnes rassemblées contre « la frérisation [en référence aux Frères musulmans] de la société et l’islamisation de l’Etat », à Casablanca, certaines s’étaient retrouvées sous le feu des projecteurs sans savoir vraiment pourquoi elles étaient venues. Prise dans le faisceau d’une caméra, une dame âgée confessait avoir été ramenée par Ould Zeroual, qui lui offre chaque année le mouton de l’Aïd. « Ma campagne veut faire passer le message aux Doukkali que leur voix ne doit pas se vendre ni s’acheter », réplique M. Al-Khalfi.

Ce calme affiché lui permet d’éviter quelques embûches. A Loufaress, une dizaine d’anciens sont assis, face à la mosquée, à l’ombre d’un mur ocre. « Ce sont les sages du douar », commente avec respect un volontaire. Loufaress n’est qu’une localité modeste, constituée d’habitations inachevées à un étage. Mais on y est fier de perpétuer la tradition de la tbourida, l’art équestre pratiqué lors des fêtes et des grandes cérémonies. Certains des aînés présents sont des stars du galop-tir synchronisé. La camionnette transportant la sono s’est arrêtée à quelques dizaines de mètres de la mosquée. « Il faut s’éloigner des lieux de prière, met en garde le candidat. La loi est claire. » La mosquée est pourtant le seul lieu public dans ce douar et à des kilomètres à la ronde.

Meeting survolté

L’étape équestre a failli ne pas avoir lieu. Une heure plus tôt, la caravane du PJD a été bloquée, empêchée d’entrer dans le doukar. Après une courte halte à bord pour partager une volumineuse pastèque, l’équipe de campagne s’est retrouvée nez à nez avec les employés d’un autre candidat qui ont juré que M. Al-Khalfi n’entrerait pas à Loufaress. Un coup de fil à un autre ministre, chef d’un parti allié au PJD, fait retomber la tension. Mais l’épisode galvanise les volontaires de campagne.

Meeting électoral de Mustapha Al-Khalfi, candidat du PJD, en compagnie de sa collègue du gouvernement Bassima Hakkaoui (g.), à Sidi Bennour, au Maroc, le 2 octobre 2016. | Youssef Ait Akdim

La caravane poursuit son périple dans le douar des Oulad Sidi Bouyahia, où les jeunes l’accueillent avec des verres de thé, avant d’exposer les problèmes de leur catégorie : emploi, répartition des eaux d’irrigation, abus divers. A peine le temps d’avaler un tagine chez un restaurateur syrien de Sidi Bennour que le candidat termine sa journée de campagne par un meeting dans une salle des fêtes. A son arrivée, la salle de 1 000 places est déjà pleine. Les retardataires se pressent aux portes ou restent sur le trottoir, agglutinés autour des haut-parleurs.

Sous les spots vert fluo, Bassima Al-Hakkaoui enflamme la salle avec un discours qui rappelle qu’elle a été l’un des fers de lance de la bataille contre la réforme du Code de la famille, la Moudawana, au début des années 2000. Survoltée, l’assistance applaudit à tout rompre, surtout quand les chauffeurs de salle – parmi lesquels les inévitables Ali et Saïd – entonnent le slogan qui se répète partout où le PJD se déplace : « Le peuple veut un second mandat ! » Un mot d’ordre que fait sien M’hammed Khalifa, ancien ministre et poids lourd de l’Istiqlal venu soutenir à « titre personnel [s] on ami Mustapha Al-Khalfi ». La nuit est tombée mais pas l’enthousiasme. C’est sur les épaules de ses partisans que le candidat effectue un dernier tour d’honneur. En espérant la parade victorieuse du 7 octobre, jour du vote.