LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, dévorez le passionnant « cold case » de la romancière Gila Lustiger, qui passe la France qu’on dit profonde au décapant, réveillez-vous dans la peau d’une jeune fille amnésique et agent double, héroïne d’un texte hilare de Nina Yargetov sur l’identité nationale et le déni historique, retrouvez le petit Riad dans le troisième tome de la BD « L’Arabe du futur » de Riad Sattouf, et « relisez une Révolution » débarrassée des mythes, des croyances et des horizons prétendument indépassables, grâce à Jean-Claude Milner.

ROMAN. « Les Insatiables », de Gila Lustiger

EDITIONS ACTES SUD

Bien plus qu’un éloge du journalisme d’investigation, Les Insatiables, de Gila Lustiger, en est un de l’intuition. Le journaliste Marc Rappaport, personnage principal du roman, se révélera avoir une poutre dans l’œil, mais c’est bien l’intuition qui l’incite à creuser avec l’acharnement d’une taupe la piste d’un fait divers dont nul n’aurait pu soupçonner qu’elle déboucherait sur un scandale d’Etat.

Vingt-sept ans après l’assassinat jamais élucidé d’une jeune escort-girl, un homme est arrêté, trahi par son ADN. A l’évidence innocent, il reste mutique, tétanisé par la peur. Sans bien savoir pourquoi, Marc Rappaport refuse de s’en tenir aux quelques lignes que son journal lui accorde et commence l’enquête.

Menant son personnage tambour battant, la romancière passe la France qu’on dit profonde au décapant. Mine de rien, elle entraîne son lecteur dans une réflexion sur le mal et la capacité de chacun à s’en défausser pour en mieux charger les autres. D’où le titre original, qu’il aurait été bien plus intéressant de conserver en français : Die Schuld der Anderen signifie « la faute des autres », tant il est confortable de pouvoir isoler les coupables… Bertrand Leclair

« Les Insatiables » (« Die Schuld der Anderen »), de Gila Lustiger, traduit de l’allemand par Isabelle Liber, Actes Sud, 384 pages, 23 €.

ROMAN. « Double nationalité », de Nina Yargekov

EDITIONS P.O.L

C’est l’histoire d’une fille qui part en exploration dans sa cervelle. Activité assez normale, dira-t-on, de bon aloi – économie de psy. Sauf que la fille est du genre agent double. Et qui dit agent dit action, ou comment se fatiguer soi-même, surtout si l’on agit deux fois plus. Et puis aussi elle est amnésique. Et en plus, c’est vous ! « Vous constatez que vous êtes très grande, environ 75 % de la hauteur sous plafond, que vous avez un diadème scintillant sur la tête et que vous portez un maquillage charbonneux noir pailleté bleu. »

Bingo, pense-t-on, c’est un jeu vidéo du genre où l’on se réveille dans un aéroport (elle se réveille dans un aéroport) sans savoir qui l’on est, avant que plein d’objets et de gens rencontrés ne permettent de deviner notre identité, on appelle ça un jeu de point & click en vision subjective, sauf que là, « vous » ne rencontrez personne – à part vous. Mais quel rapport avec la Yazigie, Paul Ricœur et la guerre d’Algérie ? Nina Yargekov signe un texte hilare sur l’identité nationale et le déni historique. Eric Loret

« Double nationalité », de Nina Yargekov, POL, 688 pages, 23,90 €.

BD. « L’Arabe du futur » T. 3, de Riad Sattouf

EDITIONS ALLARY

Les affaires se compliquent pour Abdel-Razak Sattouf, ce chantre du panarabisme diplômé de la Sorbonne ayant emménagé avec femme et enfants dans la Libye de Kadhafi puis dans la Syrie d’Assad au début des années 1980. Son épouse bretonne supporte de plus en plus difficilement la vie au village de Ter Maaleh et menace de rentrer en France, d’autant plus qu’elle attend un troisième enfant. Le petit Riad, lui, poursuit son apprentissage de l’existence, partagé entre des héros venus d’ailleurs (Goldorak, Conan…) et des coutumes auxquelles il ne comprend pas grand-chose (le ramadan, la circoncision…).

Raconter le Moyen-Orient à travers la candeur d’un gamin était le but initial de Riad Sattouf quand il a commencé ce récit autobiographique, voici cinq ans, au moment du déclenchement de la guerre en Syrie (une partie de sa famille vivait encore à Homs). Personne n’imaginait alors le succès qui suivrait : 700 000 exemplaires vendus, dix-sept traductions, un Prix du meilleur album à Angoulême. Porté par une ligne claire à la limpidité hergéenne, ce troisième tome marche dans les pas des précédents, sans surprise certes, mais non sans drôlerie ni tendresse. Frédéric Potet

« L’Arabe du futur 3. Une jeunesse au Moyen-Orient (1985-1987) », de Riad Sattouf, Allary, 152 pages, 20,90 €.

ESSAI. « Relire la Révolution », de Jean-Claude Milner

EDITIONS VERDIER

Elle a aimanté l’histoire mondiale durant deux siècles. La révolution n’a cessé d’habiter les discours politiques, d’orienter les espoirs ou les craintes, de mobiliser les énergies destinées à l’empêcher ou à la faire advenir. Elle est devenue l’élément nodal de quantité de représentations.

De Marx-Engels jusqu’à Mao Zedong et à la révolution chinoise, en passant par Lénine, la révolution bolchevique et tant d’autres, « la révolution satura l’horizon de tout avenir possible (…) ; la préparer ou l’empêcher, il n’y avait pas d’autre choix », écrit Jean-Claude Milner.

Mais voilà qui est fini. Plus personne n’y songe, derniers Mohicans mis à part. Les révolutions, à présent, concernent cosmétiques, lave-linge, smartphones et autres. On en annonce tous les quarts d’heure, dans une indifférence générale.

Pour Jean-Claude Milner, qui porte ce diagnostic, pareil déclin n’a rien d’un désastre. Au contraire, c’est une chance. Débarrassés des mythes, des croyances, des horizons prétendument indépassables, nous pouvons désormais nous intéresser à ce qu’il est advenu de réel en 1789. « Relire la Révolution » devient possible, et fécond. Et Jean-Claude Milner s’y emploie dans cet essai incisif. Roger-Pol Droit

« Relire la Révolution », de Jean-Claude Milner, Verdier, « Philosophie », 288 pages, 16 €.