« Deadly Profits », un jeu de Digital Homicide. | Digital Homicide

Voilà qui signe selon toute vraisemblance la fin d’un des feuilletons les plus excessifs qu’a connu le petit monde du jeu vidéo ces derniers mois : la mort, prononcée mardi 4 octobre, du studio Digital Homicide, et le retrait de la plainte qui l’opposait à onze joueurs coupables, selon lui, de harcèlement.

Tout a commencé en novembre 2014, quand le vidéaste et influent critique de jeu vidéo Jim Sterling a sorti le studio américain de l’anonymat en entreprenant de démolir consciencieusement son deuxième jeu, The Slaughtering Grounds.

SLAUGHTERING GROUNDS - New 'Worst Game Of 2014' Contender
Durée : 10:28

Prise en main indigente, règles du jeu obscures, animations sorties des années 1990 : The Slaughtering Grounds a tout du projet fauché monté à la va-vite par un développeur amateur. L’histoire aurait pu s’arrêter là si James et Robert Romine, les deux frères responsables du jeu tant décrié, n’étaient pas montés au créneau en répondant à Sterling par une vidéo particulièrement insultante remettant en cause son professionnalisme.

Grave erreur : critique reconnu, le vidéaste est suivi par 400 000 personnes sur YouTube, autant de fans acceptant mal qu’on s’en prenne à leur héros. Le ton monte, et de bataille entre le critique (qui n’hésite pas à qualifier Digital Homicide de « pire studio de jeu vidéo de tous les temps ») et les développeurs, l’affaire dégénère en guerre totale. En mars 2016, Digital Homicide attaque en justice Jim Sterling pour diffamation, réclamant 10 millions de dollars. Et lance dans le même temps une campagne de financement participatif pour payer ses frais de justice.

La goutte d’eau

Mais Digital Homicide n’en a pas qu’après Sterling. Une frange du public du critique multiplie les attaques à l’adresse du studio. Les plus courtois dénoncent sur la boutique en ligne Steam les pratiques des frères Romine, accusés de sortir à la chaîne des jeux extrêmement médiocres. Les plus concernés menacent verbalement le studio et leurs familles, quand ils ne leur envoient pas des colis remplis de matière fécale.

« Assault On Orion 7 ». | Digital Homicide

Le mois dernier, après avoir cherché, en vain, le soutien du FBI et du shérif local, les frères Romine se décident à porter l’affaire devant la cour fédérale d’Arizona : ils réclament, outre la divulgation des identités d’au moins onze de leurs détracteurs, 18 millions de dollars de dommages et intérêts. Pour Valve, l’éditeur de Steam, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : préférant bannir le fauteur de troubles plutôt que de risquer de perdre des clients, le roi de la vente de jeux en ligne retire toutes les productions Digital Homicide de sa boutique, privant de facto le développeur de l’essentiel de ses revenus.

Le feuilleton touche alors à sa fin : alors que quatre jours plus tôt, Digital Homicide envisageait encore de porter plainte contre Valve, le studio demande le 27 septembre un délai au tribunal et le remboursement des frais déjà engagés. Débouté le 30 septembre, James Romine explique le 4 octobre, dans une interview au site TechRaptor, devoir abandonner les poursuites : « Digital Homicide a été attaqué de toutes parts. Le studio n’existe plus. » Il faut dire que la campagne de financement participatif lancée en mars n’aura récolté à ce jour que… 450 dollars, soit 405 euros.

Des jeux à 99 centimes

Comment en est-on arrivé là ? Certes, les jeux de Digital Homicide sont unanimement considérés comme extrêmement mauvais : sur l’agrégateur de notes Metacritic, Devils Share, pourtant le titre le mieux noté du studio, ne récolte qu’un score pour le moins timoré de 3,2/10. Mais ce n’est pas tant leur médiocrité qui leur était reprochée que les pratiques commerciales de leurs créateurs.

« The Extra Large Testicle ». | Digital Homicide

Ainsi, Digital Homicide est accusé de détourner le système « Steam Greenlight », qui permet aux projets indépendants les mieux notés par les utilisateurs de rejoindre les rayonnages de la boutique en ligne de Valve. Captures d’écran à l’appui, des joueurs actifs sur les forums de Reddit ou de Steam assurent ainsi que Digital Homicide achète des votes contre des jeux gratuits.

Si les frères Romine se défendent en assurant qu’ils ont derrière eux une communauté de fans, leurs détracteurs expliquent que la plupart ne lancent pas les jeux Digital Homicide pour y jouer, mais uniquement pour débloquer des « cartes Steam ». Des récompenses virtuelles que l’on gagne en laissant tourner des jeux deux ou trois heures, et qui peuvent ensuite être revendues quelques centimes.

Dans la mesure où les jeux Digital Homicide ne coûtent jamais plus d’un dollar pièce, on imagine sans peine que certains aient ainsi pu rentrer dans leur frais. D’autant que sur son site, le studio propose une compilation de quatorze jeux pour… 99 centimes.

54 joueurs simultanés

On les accuse de saturer le marché avec des jeux médiocres vendus quelques centimes ? Digital Homicide se présente comme le défenseur de la cause des consommateurs : « Nous nous battons, en toute bonne foi, pour des prix plus bas et un marché plus ouvert », explique James Romine à TechRaptor. Des consommateurs qui ne le leur rendent pas vraiment : leur jeu le plus pratiqué, Krog Wars, un clone de l’antique Space Invaders, ne comptait que 54 joueurs connectés à l’heure où l’on écrivait ces lignes.

On trouve étrange qu’un studio composé de deux personnes puisse produire au moins une vingtaine de jeux en deux ans ? Les frères Romine expliquent « travailler dur ». Les joueurs, eux, soupçonnent qu’ils se contenteraient de reprendre les mini-jeux de démonstration fournis avec certains logiciels de développement, avant de les maquiller avec des graphismes ou des modèles 3D achetés clés en main.

On leur reproche enfin d’avoir changé plusieurs fois le nom du studio, pour mieux tromper la vigilance des joueurs ? Eux expliquent l’avoir fait pour éviter le harcèlement.

« Wyatt Derp ». | Digital Homicide

Le rôle ambigu de Valve

Et quels que soient les torts de Digital Homicide, il est vrai qu’on peut se demander si Valve est dans son rôle quand il laisse, sur la boutique Steam, les joueurs poster des menaces de mort à l’encontre des développeurs et de leurs familles.

La toute-puissance de Steam, qui peut condamner un studio à mort en décidant de retirer ses jeux de son catalogue du jour au lendemain, pose aussi question. « Nous ne sommes pas de sales types cherchant à censurer les joueurs. Si des gens n’aiment pas nos jeux, ils peuvent laisser une mauvaise critique et demander un remboursement – on ne leur en voudra pas », semble presque s’excuser James Romine, dans son interview à TechRaptor.

Si James Romine a clairement expliqué avoir abandonné les poursuites contre les joueurs qu’il accuse de harcèlement, on ne sait en revanche pas où en est la procédure initiale, celle à l’encontre du vidéaste Jim Sterling. Contactés par Le Monde le 5 octobre, ni Jim Sterling ni les frères Romine n’ont pour le moment donné suite à nos sollicitations.