Manifestation contre l’état d’urgence, le 27 janvier, à Lille. | PHILIPPE HUGUEN / AFP

Jusqu’où peut aller le ministère de l’intérieur dans l’invocation d’un principe de précaution pour assigner une personne à résidence ? Très loin, ou en tout cas plus loin qu’il n’était jamais allé, a répondu vendredi 7 octobre le Conseil d’Etat. La question lui était posée par un scientifique franco-algérien de 39 ans, Adlène Hicheur, assigné depuis le 16 juillet.

L’homme n’est pas un inconnu pour la justice française. Il a été condamné en 2012 pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste à cinq ans de prison dont quatre ans ferme pour avoir participé à « la planification d’attentats sur le sol français ». En 2009, physicien à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), il avait échangé des e-mails avec un cadre supposé d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI).

A l’époque, le dossier avait interrogé, déjà, les limites de la justice antiterroriste préventive : l’enquête n’avait révélé aucun élément matériel sur un possible passage à l’acte, et l’accusation reposait uniquement sur trente-cinq messages.

Après avoir purgé sa peine, M. Hicheur était parti en 2013 refaire sa vie au Brésil. Nouvelle université, nouveau contrat de chercheur, il s’était remis à publier dans les revues scientifiques. Jusqu’à la mi-juillet 2016, et une brusque expulsion vers la France, du jour au lendemain, sans explication. A son arrivée en France, le physicien est assigné à résidence par le ministre de l’intérieur au domicile de ses parents à Vienne (Isère) de 20 heures à 6 heures avec trois pointages par jour au commissariat, y compris jours fériés ou chômés.

Aucun élément à son encontre

Les cas d’assignations à résidence les plus fortement contestés, et parfois avec succès, ont concerné jusqu’ici des dossiers dans lesquelles les fameuses notes blanches des services de renseignement manquaient de faits matériels, étaient trop allusives ou comportaient des erreurs manifestes.

Cette fois-ci, les services de renseignements, consultés encore la veille de l’audience du 5 octobre par la Place Beauvau, reconnaissent carrément n’avoir aucun élément à l’encontre de M. Hicheur. Rien de susceptible de prouver qu’« il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics », comme l’exige l’article 6 de la loi de 1955 sur l’état d’urgence.

Pascale Léglise, la représentante du ministère de l’intérieur, a expliqué à l’audience que les services français ne se sont plus intéressés à M. Hicheur jusqu’à cette mi-juillet où ils ont été informés par le Brésil qu’il allait être expulsé vers la France. « Les services ont alors repris en compte l’intéressé et ont également demandé au Brésil les raisons de son expulsion », a-t-elle précisé. La difficulté du dossier vient du fait que cette requête n’a strictement rien donné à ce jour, a reconnu Mme Léglise. En attendant, le ministère l’intérieur souhaite le maintenir assigné.

« Il a payé sa dette »

M. Hicheur a engagé des procédures au Brésil pour contester la procédure d’expulsion qui, selon lui, vient de la peur du pays organisateur des Jeux olympiques, à l’approche de l’événement, d’avoir sur son sol une personne condamnée pour terrorisme. Affirmation non contredite ni corroborée à l’audience. « Cela fait deux mois et demi que vous demandez au Brésil les motifs de cette expulsion, s’il y avait des éléments dans le dossier, vous le sauriez déjà », a insisté son avocat, Cédric Uzan-Sarano.

L’avocat souligne les conséquences pour son client, qui ne peut pas se rendre à un congrès scientifique qui le conviait, risque de perdre sa crédibilité de chercheur avec son emploi. Le 14 septembre, l’une des revues scientifiques les plus réputées au monde, Nature, a publié un éditorial de soutien à M. Hicheur.

Pour décider que la mesure imposée par le ministère de l’intérieur n’était ni infondée ni disproportionnée à l’égard de la « liberté d’aller et venir » de M. Hicheur et de « sa liberté personnelle », le Conseil d’Etat s’est reposé sur les deux seuls éléments du dossier : l’expulsion par le Brésil et la condamnation de 2012.

Sur ce dernier point, le seul élément objectif de la procédure, deux logiques s’opposent. « Aucun élément du dossier ne vient accréditer l’idée d’une permanence de M. Hicheur dans les idées qui étaient les siennes au moment des faits qui lui ont valu une condamnation », a expliqué la défense. « Il a payé sa dette envers la société pour des faits qui remontent à 2008 et 2009, puis tourné la page, a plaidé Me Uzan-Sarano. Est-on présumé une menace de façon illimitée dans le temps ? » « C’est un ancien terroriste, nous ne pouvons pas le laisser libre de ses mouvements en attendant les informations du Brésil », a répondu le ministère de l’intérieur.

L’ordonnance reprend les arguments du ministère

« C’est le cas le plus spécifique que le Conseil a eu à connaître dans le cadre des référés sur des assignations à résidence de l’état d’urgence », a reconnu Rémy Schwartz, le conseiller d’Etat qui présidait l’audience. Il a néanmoins fallu trancher. Le premier juge des référés avait renoncé à le faire après une première audience le 22 septembre, préférant convoquer une formation collégiale et une nouvelle audience, le 5 octobre.

L’ordonnance du 7 octobre reprend les arguments du ministère de l’intérieur, avec un raisonnement en deux temps : les faits pour lesquels M. Hicheur a été condamné « sont particulièrement graves » ; l’expulsion dont il a fait l’objet « autorise les autorités françaises à considérer que des éléments récents ont conduit les autorités brésiliennes à [le] regarder comme constituant un risque pour la sécurité du Brésil ».

Dernière incongruité de ce dossier décidément pas comme les autres : alors que M. Hicheur souhaiterait rejoindre l’Algérie, le ministère de l’intérieur, qui assure n’avoir jamais demandé à voir cet universitaire revenir en France et « subir la situation », ne veut pas le laisser quitter le territoire. « Ayant la nationalité française, il pourrait revenir à tout moment », a justifié Mme Léglise. Et comme pour s’excuser de cette situation, elle a affirmé que la mesure « ne durerait que le temps de l’état d’urgence ». Un état d’exception qui a déjà été renouvelé quatre fois, et qui est en vigueur au moins jusqu’au 26 janvier 2017.