Une maison détruite à Bajil, au Yémen, le 8 octobre 2016 | STRINGER / AFP

Selon des documents consultés par Reuters et les témoignages d’une douzaine d’anciens proches du gouvernement et du département d’Etat, des responsables américains s’inquiétent de l’implication légale des Etats-Unis dans des crimes de guerre au Yémen.

Les documents consultés par Reuters datent de mi-mai 2015 à février 2016, une période pendant laquelle le département d’Etat a relu et approuvé des contrats d’armement en faveur de l’Arabie Saoudite d’une valeur totale de 22,2 milliards de dollars. Certaines de ces ventes étaient spécifiquement destinées à soutenir l’engagement militaire au Yémen, comme la vente de munitions d’une valeur de 1,3 milliard de dollars en novembre 2015.

Lancée en mars 2015, l’intervention militaire saoudienne avait pour but de contrer la rébellion houthie et de replacer au pouvoir le président Abd Rabbo Mansour Hadi, chassé par les rebelles. Le conflit a fait au moins 10 000 morts et 3 millions de déplacés, selon l’ONU.

Selon des emails et des enregistrements obtenus par Reuters et l’appui de témoignages de responsables passés et présents, le département d’Etat a également émis, en privé, de séreux doutes sur la capacité des militaires saoudiens à viser les militants houthis sans faire de victimes civiles ni détruire des « infrastructures essentielles ».

Le statut discuté de « cobélligérant »

Selon ces témoignages, les avocats du gouvernement n’ont finalement pas réussi à trancher sur le statut des Etats-Unis dans la campagne aérienne des Saoudiens. S’il avait été établi que les Etats-Unis étaient « cobélligérants » au regard du droit international, Washington aurait dû enquêter sur les accusations de crimes de guerre qui pèsent sur l’Arabie Saoudite. Des responsables militaires auraient également, en tout cas en théorie, couru le risque de poursuites judiciaires.

Un email consulté par Reuters mentionne explicitement une décision de 2013 qui élargit en droit la responsabilité dans les crimes de guerre. Il s’agit du jugement prononcé par une cour spéciale créée après la guerre civile en Sierra Leone, qui a condamné l’ancien président Libérien Charles Taylor. Le jugement de cette cour, soutenue par l’ONU, précise que « l’aide pratique, l’encouragement et le soutien moral » suffisent pour être désigné responsable d’un crime de guerre. Le procureur n’a pas besoin de prouver l’implication du « complice » dans un crime spécifique.

Des demandes répétées pour éviter les pertes civiles

Alors qu’une frappe faisant 140 victimes civiles, samedi 8 octobre, a poussé Washington à revoir sa position de soutien à l’Arabie Saoudite pour « mieux correspondre aux intérêts, aux valeurs et aux principes des Etats-Unis », les documents consultés par Reuters montrent l’effort des Etats-Unis, dès le mois d’août 2015, pour tenter de convaincre les Saoudiens d’éviter les victimes civiles.

Washington a, par exemple, envoyé un expert stratégique et fait parvenir à l’Arabie Saoudite des listes détaillées de sites à épargner. L’une de ces listes, envoyée à l’automne 2015, incluait des centrales électriques et des infrastructures essentielles à la distribution d’aide humanitaire. Mais déjà les responsables américains craignaient que les Saoudiens n’aient pas les moyens techniques de les éviter. Selon un témoignage reccueilli par Reuters, le principal pont reliant le port de Hodeidah à la capitale Sanaa, détruit en août, figurait sur l’une de ces listes.

Dans une réunion tenue en octobre 2015, un spécialiste de la protection des civils du département d’Etat a reconnu que les frappes saoudiennes n’étaient pas « volontairement indiscriminées » mais que leur caractère indistinct était lié à un « manque d’expérience dans le largage de munitions et le tir de missiles. » Une situation encore accentuée par « l’assymétrie sur le terrain », les rebelles étant « mêlés aux populations civiles », cela étant conjugué à « des services de renseignement faibles ».

A plusieurs reprises, la coalition menée par l’Arabie Saoudite a nié sa responsabilité dans des raids aériens meurtriers ou prétexté des « erreurs » ayant conduit à la destruction d’écoles ou d’hôpitaux. Dans un communiqué envoyé à Reuters avant le raid meurtrier de samedi et les déclarations américaines qui s’en sont suivies, un porte-parole du Conseil national de sécurité a souligné que la coopération des Etats-Unis avec l’Arabie Saoudite n’était « pas un chèque en blanc » et a rappelé que les Etats-Unis avaient déjà exprimé leur « profonde préoccupation » sur les victimes civiles des frappes aériennes. Reuters rappelle que plus de 60 représentants à la Chambre s’opposent à une nouvelle vente d’armes à l’Arabie Saoudite. Le 21 septembre, une tentative pour bloquer la vente au Sénat a échoué.