Atosh Ali peut s’autoriser un peu de repos. « Le magasin fait un peu vide… Mais c’est parce qu’on a tout vendu ! », rit-il. A 29 ans, ce jeune Kényan d’ethnie somalie gère depuis plus d’une décennie la boutique familiale de tissus en gros. « On vend à des Kényans, mais aussi à des Rwandais, des Tanzaniens, des Burundais, des Congolais… vers toute l’Afrique centrale et orientale en fait ! », énumère-t-il fièrement. Le bénéfice mensuel du magasin grimpe à 4 000 euros – déjà près de 40 fois le salaire minimum national. « Mais, pour Eastleigh, ça n’est pas grand-chose. Ici, il y a beaucoup de millionnaires ! »

« Eastleigh » ? Ce bastion de la communauté somalie est devenu en un quart de siècle l’une des plateformes commerciales les plus importantes d’Afrique de l’Est, et peut-être même du continent. Le quartier est un peu à Nairobi ce que la City est à Londres. Mais une City trash et suante, sans costard chic ni café macchiato crémeux.

Pas un arbre. Pas un banc. Pas une ombre. On est loin du confort des quartiers chics de l’ouest nairobien. Pourtant, il suffit d’ouvrir les yeux : partout, le long de la First Avenue d’Eastleigh, s’alignent les centres commerciaux bourrés de magasins, de piles de vêtements, de montagnes de matelas, de rangées d’écrans plats, de rivières de portables, de cageots de boissons et d’épices. A chaque croisement fleurissent les opérateurs téléphoniques, les réclames vantant telle banque et telle agence de voyage, proposant à qui mieux mieux pèlerinages tout confort à La Mecque et vol sans escale pour les grandes villes de Somalie.

Des pubs au mégaphone

Le quartier est musulman, mais business first : les appels à la prière des mosquées sont souvent recouverts par les annonces publicitaires scandées au mégaphone. De 100 000 à 200 000 habitants, Kényans d’ethnie somalie et Somaliens réfugiés au statut plus ou moins légal, vivraient ici. Pour combien de malls ? Une trentaine, avancent les prudents. Plus de cent cinquante, osent les vaniteux. Chacun abrite en tout cas des dizaines, voire des centaines d’échoppes, et autant sinon plus de vendeurs. Le chiffre d’affaires du quartier monterait à plus 100 millions de dollars (90 millions d’euros) par mois et les impôts prélevés à Eastleigh représenteraient jusqu’à un tiers des rentrées fiscales de la capitale kényane. « Sans Eastleigh, Nairobi s’effondrerait », conclut Atosh Ali.

Le secret ? « On a des prix compétitifs, car on se fournit à la source, explique le jeune homme en somali, la langue qu’on parle à Eastleigh. Ici, chaque famille envoie un proche dans les pays fournisseurs. En Turquie, à Dubaï ou en Chine, en Tunisie… pour négocier les tarifs et la qualité directement à la sortie des usines. »

« Ils sont un sens de la solidarité très fort, ajoute Neil Carrier, chercheur au centre d’études africaines de l’université d’Oxford et spécialiste d’Eastleigh. Ils concluent des accords commerciaux entre eux pour des sommes très importantes sans signer aucun contrat ! Si un nouveau arrive dans le quartier, il n’aura pas besoin d’aller à la banque : il trouvera toujours quelqu’un qui lui accordera directement un prêt. »

Président de l’Eastleigh Business Retailers Association, qui réunit quelque 2 500 commerçants, le vieux Yussuf Abdi, est l’une des mémoires vivantes du quartier. « L’arrivée des Somali dans le quartier est récente », rappelle-t-il dans l’arrière-cour crasseuse de son magasin de vêtements. « Avant 1991, c’était un quartier dominé par les Indiens. Un quartier très calme, très familial. » Le Garissa Lodge, une sorte d’hôtel, sert de point de rassemblement aux premiers réfugiés somaliens du début des années 1990, qui fuyaient le chaos de la guerre civile. La légende dit que les primo-arrivants y trouvèrent un toit… et transformèrent aussitôt leurs chambrettes en boutiques. « C’est là que tout a commencé ! », rappelle George Okode, travailleur social dans le quartier.

Toutes les devises du continent

La diaspora nouvelle a besoin de rester en contact avec la famille restée au pays. Ainsi Ahmed Mohamed, complet cravate bien propret, qui vend tee-shirts et chaussures sur la First Avenue aidé de sa femme souriante drapée d’un voile couleur moutarde. « Sa famille habite toujours à Mogadiscio », explique Ahmed. Chaque mois, pour envoyer quelques dollars à sa belle-famille, il se rend chez les opérateurs somaliens de banque mobile du quartier. Dahabshiil, Amana, Kaah, Iftin, Mustaqbal… il y en a des dizaines ! « En quinze minutes, l’argent est sur son portable », détaille le jeune boutiquier. Pratique, dans un pays où 40 % des adultes ont un compte en banque mobile.

« C’est le quartier le plus multiculturel de Nairobi, poursuit M. Mohamed. A la cantine du Kilimanjaro Food Court d’Eastleigh, il n’est pas rare de croiser un Tanzanien, un Soudanais, un Chinois ou un Emirati attablé devant un émincé de dromadaire et un jus de fruit. Beaucoup viennent rendre visite au gigantesque marché de l’or et de l’argent de l’Al-Kawthar Mall, où l’on peut échanger, dit-on, toutes les devises du continent.

Les hôtes de marque réservent à l’avance leur chambre à l’Andalus ou au Taran Hotel. Il n’y a pas si longtemps, on pouvait y rencontrer plus de ministres du gouvernement somalien qu’à Mogadiscio. « Les politiques organisent ici des rendez-vous pour discuter avec les businessmen du quartier », raconte Jenny Onaya, manager du Taran. Certains viennent se refaire une santé : le quartier est devenu une sorte de cœur médical, siège de plusieurs centres de santé, dont une antenne du très prestigieux hôpital Aga Khan.

Mais Eastleigh a sa face sombre. Chacun ici garde en mémoire l’année 2014. Cette année-là, une série d’attentats frappe le quartier, des grenades explosent en pleine rue, des bars, restaurants et minibus sont attaqués. Dans la foulée de l’attaque du Westgate, les forces de sécurité kényanes lancent l’opération « Usalama », qui signifie « paix », « sécurité » en swahili. Bien mal nommée, elle entraîne l’arrestation de plusieurs milliers d’habitants, qui sont envoyés dans des camps de réfugiés ou carrément renvoyés en Somalie. Beaucoup sont détenus pendant des jours au stade de foot Kasarani dans des conditions exécrables, sans nourriture et ni accès à la justice.

Tragiques souvenirs. Deux ans plus tard, malgré le calme retrouvé, les exactions n’ont pas cessé. Ratonnades, rackets et exécutions extrajudiciaires demeurent le lot quotidien des Somalis d’Eastleigh. « La police fait des arrestations tous les jours. Au moins dix ou vingt de mes clients ont disparu », déplore James Kinoti, un étudiant qui vend du khat pour payer ses frais de scolarité. Le commerce de cette plante à mâcher, aux effets comparables aux amphétamines, est légal au Kenya et représente l’un des plus juteux business d’Eastleigh.

« Communauté en pleine expansion »

Le quartier conserve une image négative. En 2015, le fisc kényan a gelé les comptes de l’Eastleigh Mall, principal centre commercial du quartier, qui aurait servi de façade pour le blanchiment de plus 3 millions d’euros. Les commerçants sont par ailleurs soupçonnés d’accepter sans poser de question l’argent du groupe islamiste Chabab et des pirates somaliens. Des accusations rejetées en bloc par les commerçants. « Tout ça, c’est de la propagande !, peste Yussuf Abdi. Les commerçants kényans noirs et indiens sont jaloux de notre succès. Notre communauté est en pleine en expansion… et ça, ils ne le supportent pas ! »

Les temps changent, même à Eastleigh. Récemment, le gouvernement a viré manu militari des centaines de vendeurs de rue. « Le quartier se formalise de plus en plus. La luminosité s’améliore, la logistique, la propreté », résume le chercheur Neil Carrier. Sur General Waruinge Avenue, la construction du futur centre commercial Comesa est déjà bien avancée. Le mall devrait devenir le plus grand d’Afrique centrale et orientale, promettent les promoteurs. Le Comesa aura son propre parking et son Nakumatt. Une première à Eastleigh, la chaîne de supermarché kényane étant d’habitude réservée aux quartiers aisés de la capitale.

« C’est une forme de gentrification », admet M. Carrier. Une partie des Somaliens quitte aujourd’hui un quartier devenu trop onéreux. Eastleigh demeure dépendant de la situation à Mogadiscio, où se déroule un processus électoral périlleux. La City de Nairobi pourrait-elle n’être qu’un campement éphémère pour des Somaliens, éternels nomades dans l’âme ? Neil Carrier n’en doute pas : « Si la situation s’améliore en Somalie, beaucoup de commerçants rentreront à la maison. » Et signeront la mort d’Eastleigh.