Trois patients atteints de choléra à l'hôpital Saint-Antoine de Jérémie, le 11 octobre 2016. | Jean-Marc Hervé Abélard/Kolektif 2D pour "Le Monde"

Ce sont des lits de douleur. Cinquante-quatre banquettes de bois tendues d’un revêtement lavable et équipées en leur milieu d’un large trou au-dessous duquel on a glissé un seau d’aisance. Depuis sa réouverture au public, jeudi 6 octobre, le Centre de traitement du choléra (CTC) de Jérémie dans le département de Grand’Anse, dans le sud-ouest d’Haïti, ne désemplit pas. Soixante-sept patients y ont été admis en six jours, entassés dans deux salles de l’hôpital départemental Saint-Antoine. Les corps, vieux ou jeunes, à demi-nus et aux entrailles tourmentées, gisent parfois à deux sur le même lit simple.

En un temps record, il a fallu remplacer les toits de tôle ondulée arrachés par l’ouragan Matthew dans la nuit du 3 au 4 octobre, et désenchevêtrer arbres et branches tombés qui interdisaient l’accès. Lors de l’opération de déblayage, on a trouvé un mort : un patient sans famille que le personnel avait oublié là en fuyant la tornade.

Les malades du Centre de traitement du choléra, eux, survivront. Mais le spectacle de leur souffrance est saisissant. Les plus déshydratés – ils sont 37, majoritairement des enfants et des personnes âgées – ont les bras arrimés à des perfusions. Les autres ingurgitent en continu une solution orale de réhydratation à base de sel. Aux issues des salles se trouvent pédiluves et conteneurs de solutions chlorées pour désinfecter les chaussures et les mains. « Il faut briser la chaîne de contamination », explique Marie-Lucia Tanis, infirmière de formation et responsable du « Projet choléra » dans le département de Grand’Anse pour Médecins du monde depuis 2011.

Une salle du centre de traitement contre le choléra. | Jean-Marc Hervé Abélard/Kolektif 2D pour "Le Monde"

Certains malades se sentent mieux dehors. Assis à même la terre, Pierre, 3 ans, caleçon et marcel blanc maculés, engloutit des bananes écrasées : son premier repas solide depuis quatre jours. Sa mère est harassée par tant de nuits de veille. Un peu plus loin, des adultes campent sur une dalle de ciment, sous une bâche, dans un état incompatible avec toute bienséance. Un jeune homme se dresse sur son lit juste à temps pour esquiver ses propres vomissements, tandis qu’une mère de famille retrousse ses jupes pour enfourcher un seau.

Le réseau d’eau potable du Centre de traitement du choléra est hors service ; un journalier apporte chaque jour des seaux d’eau propre depuis l’extérieur. Pour l’heure, le centre n’a pas non plus de médecin ; celui des urgences de l’hôpital passe quand il a le temps. Entre les lits, par tranche de douze heures quotidiennes, des infirmières et aides-soignantes en blouses bleues s’affairent donc en glissant encouragements aux malades et conseils aux familles. « On leur explique que s’ils coopèrent, ils guériront totalement », dit Marie-Lucia Tanis. De fait, une réhydratation conséquente et sans délai permet une guérison sans séquelle.

« La maladie d’abord considérée comme un maléfice »

Comme les infrastructures sont dévastées, autorités comme ONG redoutent une recrudescence de l’épidémie. Le choléra s’est déclaré pour la première fois en Haïti en octobre 2010 après que des casques bleus népalais, venus en renfort au moment du séisme de janvier 2010, ont contaminé le fleuve Artibonite. Dans la principale voie d’eau du pays, proche du camp où ils étaient stationnés, ils ont répandu des matières fécales. Depuis, la maladie aurait décimé environ 10 000 personnes et contaminé plus de 800 000.

Au Centre de traitement du choléra de Jérémie. | Jean-Marc Hervé Abélard/Kolektif 2D pour "Le Monde"

« Les autorités ont tardé à reconnaître officiellement le premier cas, car elles ignoraient tout de cette maladie et n’avaient pas les moyens de la prendre en charge », explique Pierre Giraudbit, coordinateur de Médecins du monde pour les départements de Grand’Anse et du Sud, qui appuie l’Etat haïtien dans le traitement du choléra.

De puissantes résistances culturelles ont compliqué la situation. « La population a d’abord considéré la maladie comme un maléfice, continue le responsable humanitaire. Plusieurs hougans [prêtres vaudous] soupçonnés de la propager ont été lynchés à mort. »

Les mesures pour prévenir la contagion ont évolué depuis. En cas de décès au CTC, le corps est immédiatement isolé pour une toilette mortuaire spécifique. « Tous les orifices sont obstrués avec des gazes imbibées de solution chlorée », détaille Marie-Lucia Tanis. L’inhumation a lieu dans les deux heures dans un terrain vague adjacent, qui sert également d’incinérateur pour les déchets de l’hôpital.

Un homme nettoie l'emplacement ou sont enterrés les patients morts du choléra au CTC. | Jean-Marc Hervé Abélard/Kolektif 2D pour "Le Monde"

Médecins du Monde déploie également un « cordon sanitaire » autour des familles touchées, mettant ainsi en œuvre le protocole défini par le ministère de la santé qui n’a pas les ressources pour le faire appliquer. Les équipes de l’ONG administrent à tous les proches du défunt un traitement antibiotique, leur distribuent des tablettes purifiantes pour traiter l’eau, du savon et un seau pour se laver soigneusement les mains. Leur logement – et les cinq maisons les plus proches – sont décontaminés au chlore.

Un million de vaccins expédiés par l’OMS

Mais pour éradiquer la maladie, Haïti aurait surtout besoin que les latrines deviennent la règle plutôt que l’exception sur tout le territoire. Or, partant du principe que la population détournerait ces lieux d’aisance de leur fonction première pour en faire, par exemple, des cabanes à outils, la Direction nationale de l’eau potable et de l’assainissement (Dinepa) interdit de financer leur construction. Cette politique réduit ainsi les ONG, qui se verraient bien distribuer des matériaux de construction, à un rôle paradoxal de simple sensibilisation. « Comment faire comprendre aux gens qu’il est capital de boire de l’eau potable et de se laver les mains régulièrement alors qu’ils n’ont pas la possibilité de le faire ? », interroge Thierry François, coordinateur départemental des maladies infectieuses et autorité sanitaire dans Grand’Anse.

Les latrines au centre de traitement du choléra de l'hôpital Saint-Antoine. | Jean-Marc Hervé Abélard/Kolektif 2D pour "Le Monde"

Mardi 11 octobre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a annoncé l’expédition vers Haïti d’un million de doses de vaccins contre le choléra, mais la nouvelle n’a guère ému les responsables d’ONG. « Les études scientifiques sur l’efficacité du vaccin qui a déjà été testé en Haïti sont contradictoires, explique Pierre Giraudbit, et nous n’avons reçu aucune directive nationale sur une éventuelle campagne de vaccination. »

Joseph Donald François, le coordinateur national de la lutte contre le choléra en Haïti, dit tout ignorer de l’initiative de l’OMS. « C’est une opportunité à saisir, observe-t-il, mais si ces vaccins arrivent bien, il nous faudra trouver des partenaires et des moyens pour organiser leur stockage et la logistique de la campagne de vaccination. » L’argent, toujours.