Bob Dylan en 1981. | FRANK LEONHARDT / AFP

Christophe Lebold est maître de conférences à l’Université de Strasbourg, spécialiste de littérature américaine. Il a consacré sa thèse de doctorat à Léonard Cohen et Bob Dylan, et est l’auteur du livre Leonard Cohen : l’Homme qui voyait tomber les anges (ed. Camion Blanc, 2013).

Etes-vous surpris par ce prix Nobel de littérature attribué à un musicien ?

J’attendais ce prix Nobel donné à un songwriter, ce n’est que justice. Cette récompense célèbre le retour aux sources de la poésie : pendant des siècles, la poésie était chantée et accompagnée de musique. Ils auraient aussi pu choisir Leonard Cohen. Avec ce nobel, c’est la reconnaissance de toute une génération de poètes musiciens qui ont voulu s’adresser à des publics plus larges, à la suite de la beat generation, dont les auteurs ont re-oralisé leurs textes. Lou Reed disait « Je suis Dante avec une guitare ».

Qu’est-ce qui, selon vous, justifie ce prix ?

Bob Dylan fait partie d’une génération de songwriters qui a réinventé le poète oral, en lien avec un public. Il a aussi réinventé la figure du poète-barde, qui incarne toute l’Amérique, à la façon de Walt Whitman. Il n’a cessé de se réinventer lui-même au rythme des mutations du pays : en 1963 c’est l’homme des protest-songs, ensuite c’est la période post-beat. Il y a le Dylan country et le Dylan chrétien à la fin des années 1970. Leonard Cohen dit de Dylan que c’est « le Picasso de la chanson », avec toutes ses périodes différentes. Ces métamorphoses permettent à Dylan de faire à la fois une archéologie et une psychanalyse du pays.

Cette tradition bardique est renforcée par le fait que Dylan a dès le début une posture prophétique : il n’a pas 25 ans que déjà il interpelle le pays, il l’avertit – comme dans The Time they are a changing où il annonce le déluge. Il s’inspire des prophètes bibliques : Dylan c’est Ezechiel avec une guitare ! Cette pose, qu’il adopte dès le début, va beaucoup marquer Allen Ginsberg. Dylan va changer de posture idéologique, mais il va toujours conserver cette posture prophétique, cet art de l’interpellation, de la prophération. On est face à quelqu’un qui est convaincu de la gravité de ses paroles.

Dans quelles traditions littéraires et musicales Bob Dylan a-t-il puisé ?

Dylan est parti d’une forme très simple – la chanson folk et blues des années 1920-1930, avec des grands noms comme Robert Johnson (blues) et Woody Guthrie (Fok) – il va utiliser cette écriture concise, et lui adjoindre d’autres influences. Arrivé à New York au milieu du renouveau folk, il va refuser de tomber dans le culte de l’authenticité pour y intégrer les apports d’autres formes poétiques, en particulier Rimbaud et les poètes symbolistes, auquel il emprunte des images surréelles. On en a un exemple dans la chanson She belongs to me (1965) :


She’s got everything she needs,
she’s an artist, she don’t look back
She can take the night out of darktime
and paint the daytime black


Il puise aussi dans les inventions de la beat generation de Kerouac et Ginsberg. Kerouac avait inventé la « bop prosody », ce flot continu d’écriture inspiré du jazz : on écrit sans corriger, sans laisser la syntaxe vous bloquer. Dylan applique cela à son écriture, jusqu’à la fin des années 1960, et écrit dans un seul geste, à l’arrière d’un taxi...

Qu’est ce que cela donne concrètement ?

On a un exemple de flux kerouacien dans Subterranean Homesick Blues (1965), chanson qui se clôt par un superbe aphorisme qui a marqué les sixties :


Get sick, get well
Hang around a ink well
Ring bell, hard to tell
If anything is goin’ to sell
Try hard, get barred
Get back, write braille
Get jailed, jump bail
Join the army, if you fail
Look out kid
You’re gonna get hit
But users, cheaters
Six-time losers
Hang around the theaters
Girl by the whirlpool
Lookin’ for a new fool
Don’t follow leaders and
Watch the parkin’ meters

A la beat generation, Bob Dylan prend aussi le thème du voyage comme condition ontologique – nous sommes tous, à vie, des auto-stoppeurs... – mais c’est un thème qui existe aussi dans le blues. Dylan est un auteur qui recycle beaucoup.

A partir des années 1980, Dylan mettra en place un autre mode d’écriture, il va emprunter aux airs populaires, incorporer des extraits de romans et des textes divers qu’il transformera en chansons. Un spécialiste d’Ovide, prof à Harvard, a trouvé 27 citations tirées des Elegies d’Ovide dans un album de Dylan ! Dylan est un lettré, qui a lu aussi Thucidyde, mais un lettré à l’Américaine, qui ne cesse de faire des collages.