Il y a une mode en Afrique qui consiste à survendre l’entreprenariat, et même à en faire la panacée du développement du continent, au mépris des réalités têtues et importantes auxquelles il fait face. Dans une récente tribune pour Le Monde Afrique, Jean-Michel Severino et Jérémy Hajdenberg, en évoquant, de façon dithyrambique, la place de l’entreprenariat dans la transformation de l’Afrique, n’y échappent pas.

D’abord, une précision : entreprendre n’est pas chose nouvelle en Afrique comme on tend souvent à le penser. Cela a d’ailleurs été toujours la norme pour un continent dont les circuits classiques n’ont jamais pu absorber toutes les nombreuses demandes d’emplois. Je passe sur la vendeuse de poissons au marché de Diaobé ou le cordonnier de Conakry qui n’ont pas attendu une nouvelle mode pour se frayer un chemin de distribution, tenir leurs comptes et participer à l’effort national de contribution sociale.

Le discours actuel sur l’entreprenariat comme la solution miracle aux problèmes divers du continent a ceci de gênant qu’il est foncièrement naïf, faux et redondant. C’est la nouvelle trouvaille d’un système néolibéral qui, à chaque époque, pour asseoir encore son emprise sur les sociétés, trouve de nouveaux instruments d’égaiement des peuples.

Les réussites de la Silicon Valley

A ce titre, la mode de l’entreprenariat bénéficie d’une hypermédiatisation, jusqu’à en faire l’horizon indépassable d’une partie de la jeunesse dont la préoccupation première est le chômage et qu’on éloigne du politique pour en faire des businessmen.

J’évoquais dans une chronique ici même la supériorité que notre époque confère au militant sur l’intellectuel. Il en est de même dorénavant de l’entrepreneur sur le politique. L’un est jugé « fabriquant de l’histoire économique et sociale du continent » et l’autre, piètre artisan de sa régression. Or cette description est fausse et rejoint la nouvelle dynamique mondiale qui sacralise l’argent et la monétisation à outrance des rapports humains. Ces théoriciens qui veulent pousser les jeunes à être des milliardaires en leur faisant miroiter les réussites de la Silicon Valley sans tenir compte des différences de contexte et de réalité sont les mêmes qui les éloignent de la politique, jugée comme une vile activité.

Des lobbies financiers drapés pourtant dans un épais manteau de bonne volonté et de philanthropie contrôlent le curseur du débat public. Ils ont choyé l’entreprenariat et ont imposé les termes du débat. Pas un jour sans un article, une vidéo ou des affiches sur les réseaux sociaux vantant les mérites du jeune X auparavant en France ou au Canada et dorénavant rentré avec un génial projet Y pour sauver l’Afrique. Pas une rencontre de jeunes sans entendre ce fameux discours touchant et bien convenu sur la nécessité de construire une alternative aux Etats en se lançant tête baissée dans le montage d’une start-up.

Les initiatives sont toutes plus révolutionnaires les unes les autres. Les discours rivalisent d’originalité, de bonne foi, mais, surtout, d’incertitude. Et c’est là aussi le biais de cette nouvelle mode. On veut généraliser le risque à travers une foison d’initiatives. Les choses ne marchent pas comme prévu ? Tant pis, l’essentiel est de pouvoir se présenter comme le CEO (chief executive officer) d’une entreprise dite « sociale » ou technologique, souvent installée dans un pays où l’accès à l’électricité est problématique, de banaliser le risque, de pourfendre l’Etat, de vouer aux gémonies le salariat en montrant qu’untel a réussi ailleurs malgré des débuts difficiles.

« Narrateurs de l’entreprenariat »

Il y a des entrepreneurs qui méritent le respect par la force de leur travail, leur volonté de faire bouger les lignes dans leur pays et leur prise en compte de l’éthique et de la responsabilité. Mais le débat sur l’entreprenariat est pris en otage souvent par ceux que j’appelle les « narrateurs de l’entreprenariat ». Ils se réunissent dans des manifestations financées par des multinationales souvent pas très regardantes envers le fisc, reçoivent des prix pour des idées innovantes mais qui ne verront jamais un début d’exécution, se congratulent sur les réseaux sociaux et attendent le jackpot. Leur discours mielleux est à l’image de leur contribution à la marche de nos sociétés : un vide sidéral.

Les hommes politiques appuient cette mode, car ils trouvent grâce à un discours qui les déresponsabilise de leur rôle crucial d’établir des conditions de vie décentes pour leur population par l’éducation et le travail. Une presse soucieuse de vendre le nouveau « rêve africain » s’est spécialisée dans cette vulgate entrepreneuriale avec de ridicules classements de jeunes de moins de 20, 30, 40 ans qui changeraient le visage l’Afrique. Vaste supercherie.

Une partie de la jeunesse s’est engluée dans ce mythe de l’entreprenariat motivée par quelques succès indéniables. Mais, derrière eux, combien de désillusions ? Combien de jeunes rentrés dans des incubateurs avec espoir et détermination en sont sortis déçus et désabusés ? Tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur. Nos pays ont davantage besoin de gynécologues, d’enseignants, de policiers avec l’éthique et l’ambition nécessaires au service de l’intérêt général, que de chefs d’entreprises se résumant à un bout de papier administratif dans une pochette. C’est une réalité souvent qu’on élude.

Primauté de l’action publique

L’entrepreneur ne changera pas l’Afrique, car il n’est en rien supérieur au fonctionnaire, encore moins au politique. Tout dépend de ce que chacun, dans le quotidien de son engagement, fait ou aspire à faire. Il y a même, selon ma conception, une primauté de l’action publique sur le reste, qui nécessite de s’y s’engager pour que l’Afrique change véritablement et durablement.

D’ailleurs, dans leur tribune, MM. Severino et Hajdenberg soulignent, en parlant des entrepreneurs, que parce qu’on est en Afrique, « le parcours entrepreneurial sera semé d’embûches ». Justement, nous avons besoin de jeunes impliqués dans la lutte contre ces embûches qui se nomment d’abord régressions démocratiques, comme c’est le cas récemment au Gabon, inégalités sociales, violation des libertés individuelles, souffrance des minorités raciales, ethniques, sexuelles… La jeunesse diplômée qui se dit entreprenante n’est pas uniquement attendue dans la recherche du profit maquillée en une hypothétique orientation dite « sociale », mais dans un engagement politique avec éthique, détermination et responsabilité.

Dans une excellente note pour la revue Ballast, Pablo Sevilla indique qu’« aucune transformation sociale ou environnementale d’ampleur ne sortira de l’entrepreneuriat social : revernir l’idéologie néolibérale ne la rend pas moins néfaste ».

Hamidou Anne est membre du cercle de réflexion L’Afrique des idées.