La comédienne et chanteuse syrienne Asmahan (1912-1944) a été une grande star dans le monde arabe dans les années 1930. | AFP

Je viens de passer quelques jours à Tunis pour travailler avec des comédiens et metteurs en scène de plusieurs pays du sud de la Méditerranée. Ces moments d’échanges sont toujours fascinants, et surprenants. C’est presque amusant de voir à quel point il peut être difficile de communiquer avec ses voisins. On a beau avoir la même culture, celle de l’huile d’olive et de l’islam, nous avons un peu de mal à nous parler.

Cette semaine a été riche en surprises. Nous sentons bien que nous avons un destin commun, celui du Monde arabe et pourtant nos regards ne sont pas les mêmes. Nos points de vue non plus. Je suis heureuse que ces moments de partage aient eu lieu en Tunisie. J’ai énormément de tendresse et de respect pour ce pays et ce peuple tellement inspirant. Je me souviens avec une certaine douceur de cette période que les médias français appelaient le « printemps arabe » alors même que s’installaient déjà les automnes islamistes. Mais c’est vrai que pendant quelques mois, ou plutôt quelques semaines, nous étions nombreux à y croire à ce rendez-vous avec l’Histoire, avec la dignité. J’y ai cru viscéralement.

On ne reviendra pas en arrière

Ce qu’il en reste aujourd’hui ? Des bribes d’odeur de jasmin, un peu comme dans une chanson de Dylan, « it’s blowing in the wind ». Mais le mur de la peur s’est ébréché, la parole s’est libérée. Je pense que c’est un acquis immense et qu’on ne reviendra pas en arrière. Et puis peut-être que ma génération, trop habituée à penser à la vitesse d’un tweet, ne laisse pas le temps au temps historique. Je veux rester convaincue que la Tunisie se relèvera, que le peuple tunisien écrira une grande Histoire.

A Tunis, j’ai rencontré Neila. En l’écoutant parler je ne pouvais qu’être pleine d’espoir pour ce pays, pour ses femmes, pour sa jeunesse, mais aussi pour tout le Maghreb. Neila est avocate, elle est militante pour les droits depuis le lycée. Aujourd’hui, c’est une sexagénaire pétillante qui n’a rien perdu de son engagement.

Elle s’est tenue droite quand Bourguiba lui a donné autant de droits qu’à ses frères. Elle avait l’impression que ce n’était que la normalité qui était rétablie. Musulmane, laïque et en colère contre ceux « qui se servent de l’ignorance pour faire croire que Dieu a créé la femme inférieure à l’homme ». Elle rappelle à quel point l’islam a été progressiste en permettant « à la femme d’hériter et d’accéder à la propriété, certes elle n’héritait que la moitié de son frère mais c’était déjà énorme. Elle avait des biens à elle, qui n’étaient ni ceux de son mari ni ceux de son père. Le Coran a fait sortir les femmes de la tutelle des hommes. »

Ça me fait un bien fou de l’entendre rappeler ces vérités que l’actualité et l’obscurantisme trahissent. Neila n’oublie rien. Elle connaît son identité, sa culture. Elle sait d’où elle vient. Elle s’est tenue droite face à la dictature de Ben Ali, elle a visité son frère journaliste en prison et sa sœur en exil lui a manqué. Aujourd’hui elle se tient droite face aux islamistes. Sa fille est une blogueuse engagée, elle est fière d’elle.

« Eclairez-vous » les uns les autres

Je suis donc rentrée à Casa la tête pleine de jolis souvenirs et de nouvelles rencontres. Le champ des possibles existe bel et bien dans cette région, à nous de l’élargir. Je suis rentrée à Casa pour aller voter aux législatives. Je trouve ça important, le droit de vote n’est pas un acquis si évident dans le monde, encore moins en tant que femme. Alors j’ai voté, ma voix n’a pas vraiment été entendue, mais j’aurai essayé. Tout semble avoir été mis en place pour nous faire croire que nous avions le choix entre un parti qui se prend pour le Parti du roi et un autre qui s’autoproclame Parti de Dieu. Autour de moi, beaucoup de gens ont voté « utile ». « Le principal, c’est de contrer les islamistes », répétaient continuellement les gens que je croisais. J’ai eu la naïveté de croire que voter selon ses convictions peut avoir du sens, qu’on peut ne pas être forcé de tomber dans un manichéisme malsain. Je me suis exprimée. Le PJD a gagné, encore une fois. C’est reparti pour cinq ans avec les islamistes. Ce n’était pas un raz de marée, je ne m’y attendais pas d’ailleurs. Mais ils ont gagné, c’est indéniable. C’est aussi ça la démocratie. Voir le pire arriver et ne rien pouvoir faire. Je ne peux pas m’empêcher de repenser à ce discours de Victor Hugo : « Avez-vous voté ? Oui. Vous avez épuisé votre droit, tout est dit. (…) Il n’appartient pas à une fraction de défaire (…) l’œuvre collective. Vous êtes citoyens, vous êtes libres, votre heure reviendra, sachez l’attendre. En attendant, parlez, écrivez, discutez, contestez, enseignez, éclairez ; éclairez-vous, éclairez les autres. »

Musiques - Love and Revenge
Durée : 11:19

Le lendemain du scrutin, je me réveille avec une gueule de bois électorale. J’ai mal à mon pays. Je vais à Tanger voir un spectacle intitulé Love and Revenge qui mélange de la musique électronique avec les chansons et les films de l’âge d’or de la production audiovisuelle arabe, des années 1940 aux années 1990. Je passe soixante minutes comme dans un rêve. Les images défilent, les sons m’entraînent, des actrices sublimes, des hommes d’une élégance rare s’affichent sur grand écran. C’est une Egypte sensuelle, langoureuse et insolente, magnifiée, qui me semble tellement loin.

اسمهان - امتى حتعرف
Durée : 05:21

Dieu, ce que le Monde arabe a pu être sexy ! Autour de moi, tout le monde danse, je trouve les gens beaux et plein de vie. Sur l’écran, la Syrienne Asmahan est d’une beauté à réveiller les morts. Je passe une soirée pleine d’espoir et de nostalgie. C’est peut-être ça aussi l’attachement viscéral à une terre…

اسمهان اغنية ليالي الانس Asmahane Layali Vienna Arabic clip
Durée : 09:35

Je rentre à Rabat, sur la route j’écoute Warda à fond qui chante « Batwaness Bik » : « Je chéris ta compagnie lorsque tu es avec moi. Je chéris ta compagnie et je retrouve mon monde lorsque tu es près de moi. (…) Et lorsque tu es loin je sens ta présence. » Je me sens euphorique et triste. Je veux croire que l’on peut continuer à produire de belles choses de ce côté de la Méditerranée, que l’on porte l’héritage d’une poésie, d’une musique, d’une culture, d’un art de vivre qui ont su être pleins d’éclat et faire rêver. Je suis triste, cela semble lointain.

Les islamistes ont gagné. Abdellilah Benkirane a été nommé premier ministre. Je ne sais pas comment on a pu en arriver là. Mais, surtout, je ne sais pas où on va.

Fatym Layachi est comédienne et metteur en scène marocaine. Elle a notamment tourné dans Marock de Laïla Marrakchi (2005), Un film de Mohamed Achaour (2011), Femme écrite de Lahcen Zinoun (2012), La Fleur d’Aghmat de Farida Bourkia (2013) et The CEO de Kunle Afolayan (2016).