Critique de cinéma puis directeur de la rédaction des Cahiers du cinéma, Serge Toubiana a dirigé la Cinémathèque française jusqu’en janvier. Il publie le 26 octobre ses mémoires cinématographiques très personnels chez Grasset. Pour parler du temps, il repense à son père, horloger, qui avait tant de mal à comprendre que regarder des films était bel et bien un métier.

Serge Toubiana a dirigé la Cinémathèque française d’avril 2003 à janvier 2016. | Lola Reboud pour M Le magazine du Monde

Comment qualifieriez-vous le temps passé dans une salle de cinéma ?

C’est un rituel. Je n’en suis pas blasé ! J’ai toujours pensé qu’aller au cinéma, c’était perdre son temps car c’est un temps socialement inutile. Toute ma vie, j’ai eu la chance d’être payé pour perdre mon temps. D’après moi, le sentiment de perdre du temps et de se perdre dans un film, une histoire, des acteurs, des formes, est enraciné dans l’enfance. C’est un sentiment de passivité et en même temps de grande attention car notre cerveau, abreuvé d’images, est mobilisé au maximum quand on regarde un film. Le cinéma est un lieu sacré et totalement trivial à la fois puisque tout le monde peut y aller. Malheureusement, on voit de plus en plus de spectateurs qui sortent leur téléphone pendant la séance. Et au festival de Cannes aussi ! Ils ne sont pas dans le temps du film et continuent de se raccrocher à leur temps, celui de l’extérieur.

En consacrant autant de temps aux salles obscures, n’avez-vous pas l’impression d’être passé à côté de la réalité ?

Le cinéma a fait mon éducation dans les années 1960. À cette époque, il était très poreux avec la vie politique, les engagements, les idées, les utopies. Je n’ai donc pas choisi le cinéma contre la réalité. J’ai grandi avec des films qui montraient la réalité même si elle était colorée de façon fantasmée ou fantaisiste par le regard du metteur en scène.

« Un grand cinéaste a intégré cette notion de temps. Il sait fabriquer dans une durée qu’il a lui-même choisie, désignée. »

Il faut aussi savoir se débarrasser de la réalité quand vous voyez 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick. Il faut accepter de se déconnecter de notre temporalité propre pour entrer dans la réalité du film. Dans Pierrot le fou de Godard, l’amour fou, la peinture, la fantaisie prennent corps sur fond de guerre du Vietnam. Ce film dessine un monde différent de la réalité mais ancré dans son temps. Ce film m’a ouvert l’horizon sur l’art cinématographique.

Qu’est-ce que se mettre dans le temps du film ?

Si on comprend ça, on comprend presque tout. Voir un film, c’est entrer dans le temps et l’espace du film. C’est les accepter. Si on les refuse, on s’ennuie, on se tortille, on s’énerve.

Un cinéaste symbolise-t- il cela ?

Un grand cinéaste a intégré cette notion de temps. Il sait fabriquer dans une durée qu’il a lui-même choisie, désignée. Par exemple, Sergio Leone a inventé un temps. Alors qu’il maîtrise parfaitement les codes du genre, Leone étire le temps (ses films peuvent durer deux fois plus longtemps qu’un western classique). Il le dilate et dilate l’histoire. Melville a fait pareil dans le polar. Ils sont dans une relation picturale avec le genre. Ils l’observent et en offrent une autre vision.

Quand il a été inventé, le film physique avait une durée de vie. Il se détériorait au fil du temps. Les réalisateurs en avaient conscience. Or, à la Cinémathèque, vous avez œuvré pour pérenniser les films. N’est-ce pas contraire à leur destin premier ?

J’ai souvent vu des cinéastes, et les plus grands, refuser de revoir leurs anciens films. Comme si les revoir était un handicap qui allait gêner l’imaginaire pour les suivants. Faire un film, c’est tout effacer et recommencer. Si on pense à Méliès, il a été au top pendant vingt ans avant de finir sa vie dans la misère, jusqu’à en brûler une partie de ses films. Heureusement qu’Henri Langlois, passionné par le muet qu’il considérait comme un art plein, a créé en 1936, avec d’autres, la Cinémathèque pour regrouper les films et les montrer. C’est une décision d’individus un peu fous de donner aux films une pérennité qu’ils n’avaient pas, en effet. Il faut savoir que, dans le même temps, l’industrie détruisait les films pour récupérer l’argent de l’argentique. Langlois achetait ces films au poids pour les garder. Aujourd’hui, tout le monde est conscient que les films ont une valeur. Une valeur patrimoniale bien entendu mais aussi commerciale.

« La Strada » de Fellini est le film qui a suscité la passion de Serge Toubiana pour le cinéma. | Lola Reboud pour M Le magazine du Monde

D’après vous, faut-il tout garder ?

Langlois a dit : « Il faut tout garder. On ne sait pas comment telle œuvre sera vue dans dix ans ! » Lorsque je regarde un film ancien, je m’intéresse à la manière dont les personnages sont habillés, aux voitures, à l’architecture, à la façon de parler. Je regarde ce qui est annexe mais qui porte une valeur documentaire intéressante. Tout fait sens. Langlois pensait qu’il fallait aussi garder les appareils, les costumes, les scénarios. Tout ! Aujourd’hui, les institutions sont faites pour ça. C’est la vocation patrimoniale publique de l’État. Aux États-Unis, ce sont les studios qui gardent les archives. Ce combat-là est gagné. Gaumont, Pathé, TF1 vidéos, Studio Canal, tous les grands détenteurs de droits sur les films, sont soucieux de maintenir et valoriser leur patrimoine. Le cinéma a pris conscience de son temps différent, hors du temps initial de la sortie du film en salles.

Pourquoi un film traverse le temps d’après vous ?

Un rythme, un montage, une puissance narrative qui vous excite ou vous tient en haleine. Ensuite, les personnages. Je pense à celui d’Antoine Doinel. Quand Truffaut tourne Les 400 coups, il ne sait pas qu’il tournera la suite. Ça me plaît qu’un cinéaste ait l’idée de poursuivre l’histoire d’un acteur dont il avait fait un personnage. Charlie Chaplin a fait de Charlot un personnage universel dans les années 1910 ! Son génie s’étend au-delà du cinéma. Il a inventé un personnage dans toutes ses dimensions : un rapport au monde, une insolence, une esthétique. Il porte des valeurs de rébellion. Ça a fait le tour du monde et parle à tous.

Pensez-vous que nos premiers souvenirs de cinéma soient liés à une émotion forte ressentie pendant le film ?

Pour beaucoup, le premier film est un Disney. Je ne les ai pas vus. Je suis entré dans le cinéma par hasard par La Strada, de Fellini. J’ai eu peur pendant tout le film, ce noir et blanc, ces personnages, cette misère, cette promiscuité. Cette peur a entretenu ma curiosité du cinéma. Le cinéma permet aussi de manipuler le temps. On peut jouer avec le temps au montage et, bien entendu, en plaçant l’histoire dans le passé, le présent ou le futur. Le cinéma peut tout se permettre. Il est né sur cette possibilité-là. Les frères Lumière posaient leur caméra et enregistraient le présent. Méliès a inventé les trucages, le déguisement, la projection dans le futur ou une réalité fantasmée. Ces deux facettes sont, encore aujourd’hui, totalement imbriquées dans cet art.

À lire : « Les Fantômes du souvenir », de Serge Toubiana, Grasset. Parution le 26 octobre.