Le mur de séparation entre l’enclave espagnole et le Maroc. | Monica Gumm/Laif-REA

Personne n’a oublié les terribles images des grillages de 6 mètres de haut qui séparent le Maroc de l’enclave espagnole de Melilla pris d’assaut par un millier de migrants. Accrochés au milieu des barbelés ou perchés au sommet, ils tentaient désespérément de franchir la porte de l’Europe. C’était au printemps 2014. Une vague d’immigration clandestine secouait Melilla. Cette année-là, 19 000 migrants avaient essayé de franchir les triples grillages qui séparent l’Afrique de l’Europe. Près de 2 100 personnes y étaient parvenues. Un record. Parmi eux, Hassan Adam, un jeune Ivoirien que M avait suivi pendant plusieurs mois.
Deux ans plus tard, Hassan vit en Allemagne et Melilla ne fait plus la « une » de l’actualité, occupée par une crise migratoire d’une ampleur inégalée et son lot d’images terrifiantes. Le président de l’enclave espagnole, Juan José Imbroda, invoque une autre raison : « Il n’y a plus de problème, a-t-il tranché en 2015. L’Espagne a fait du très bon travail… »

Forte baisse des « frappes »

Cette année-là, le nombre de « frappes » contre les grillages, comme les migrants appellent les tentatives de franchissement de cette clôture ultrasécurisée, a chuté de près de 70 %. Et, à défaut de chiffres officiels pour l’année 2016, il suffit de lire la presse locale pour savoir que la tendance est encore à la baisse : le centre d’accueil temporaire pour les immigrants accueille moins de 500 personnes et très peu de « frappes » massives ont eu lieu depuis le début d’année. « La plupart des migrants tentent plutôt de franchir les grillages par très petits groupes », explique-t-on à la garde civile, où l’on se targue d’avoir apporté l’expertise espagnole à la Hongrie quand ­Budapest a décidé de construire son propre mur. La raison de ce « succès », il ne faut cependant pas la chercher dans le perfectionnement des rangées de grillage espagnol (les étroites mailles anti-escalade, les caméras ou encore les détecteurs qui déclenchent des alarmes au siège de la garde civile), mais dans la collaboration étroite avec le Maroc, renforcée par une série de mesures polémiques.

Violations du droit européen

En 2015, Rabat a fini ­d’installer ses propres barbelés. Il a creusé un fossé, posté de nombreuses tentes militaires le long de la frontière et multiplié les opérations dans les campements de fortune du mont ­Gourougou, où des centaines, parfois des milliers, de migrants subsahariens attendent leur heure pour passer. Mais la mesure la plus controversée fut la réforme entrée en vigueur en 2015, conduite par le Parti populaire (PP) au pouvoir en Espagne : elle a donné un cadre légal au « rejet à la frontière » jusqu’alors pratiqué dans un certain flou juridique. Grâce à elle, les gardes civils espagnols peuvent refouler les migrants qui ont réussi à passer par de petites portes dans les grillages. Les policiers marocains, prévenus par leurs homologues espagnols, les attendent.

Bien qu’ils aient posé le pied sur le sol espagnol, ils sont ainsi privés de toute possibilité de déposer une demande d’asile, comme le garantit le droit européen. La situation s’est d’autant plus ­compliquée ces dernières années qu’à l’afflux des migrants d’Afrique subsaharienne se sont greffés des Syriens arrivés au Maghreb par avion.

« Parfois, les policiers marocains rouent les migrants de coups sous les yeux de la garde civile qui vient de les renvoyer, blessés, par les portes dans les grillages… » Virginia Alvarez, d’Amnesty International Espagne

« À Melilla, l’Espagne viole les droits des étrangers, s’étrangle ­Virginia Alvarez, porte-parole d’Amnesty International en Espagne. C’est la frontière de l’Europe la plus sûre, parce qu’il n’y a pas besoin de traverser une mer. Et elle est bloquée. Pis, son contrôle a été transféré à l’autorité marocaine au détriment des droits de l’homme. Parfois, les policiers marocains rouent les migrants de coups sous les yeux de la garde civile qui vient de les renvoyer, blessés, par les portes dans les grillages… »

Pour avoir voulu récolter des données sur la situation côté marocain, ­Virginia Alvarez s’est fait expulser du royaume chérifien en 2015. Auparavant, elle avait eu le temps de vérifier que les bureaux de demandes d’asile créés par ­l’Espagne au poste-frontière sont une « hypocrisie » : pour y accéder, il faut d’abord franchir un premier contrôle marocain, que « la plupart des Syriens passent avec de faux papiers marocains pour ne pas avoir à payer le lourd bakchich qui leur est demandé. Et que les personnes noires n’essaient même pas de franchir… », résume-t-elle. Parfois, cette coopération montre ses limites. Ainsi, entre le 20 août et le 5 septembre, trois « frappes » se sont produites. Lors de la dernière, une centaine de migrants ont réussi à franchir les grillages, sur les quelque deux cent cinquante qui ont essayé. À Melilla, malgré le démenti des autorités, personne ne doute que cette recrudescence pourrait être due au relâchement de la pression côté marocain.

Dangereux chemins de traverse

L’hypocrisie règne à Melilla. Pas seulement parce que la ville s’attribue des mérites qui reviennent, essentiellement, aux pratiques musclées du Maroc. Mais aussi parce que, si les images terribles se font rares, les entrées illégales ne se sont pas réduites, au contraire. En 2015, plus de 11 600 migrants en situation irrégulière, dont 7 200 Syriens, sont entrés en Espagne par Melilla et Ceuta, l’autre enclave espagnole frontalière avec le Maroc. Ils étaient moins de 7 500, dont 3 300 Syriens, en 2014. La raison : ils ont trouvé d’autres chemins.

Cachés à leurs risques et périls sous les capots des voitures ou dans les pare-chocs pour les Subsahariens, ou munis de faux papiers dans le cas des Syriens, les migrants tentent de passer par le poste-frontière. Pour les associations locales, il y a pire : le départ, de plus en plus fréquent, de migrants désespérés vers la Libye, où ils tenteront un autre voyage, bien plus périlleux, pour rejoindre les côtes italiennes : celui de la route maritime que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) considère comme « la plus mortelle pour les migrants qui cherchent une vie meilleure ».