Bernard Buffet à Paris : « L’artiste empâte ses couleurs pour balafrer la chair »

On ne se serait pas attendu à aller un jour visiter une rétrospective Bernard Buffet (1928-1999) dans un musée parisien, celui d’art moderne de la Ville. Peu d’artistes ont eu en France une réputation aussi contrastée de leur vivant et rien n’annonçait une amélioration posthume quand, voilà une décennie, le critique d’art Eric Troncy en a fait l’un de ses héros, en com­pagnie du photographe David ­Hamilton.

Il s’agissait de démontrer que le succès commercial et la reconnaissance du « grand public » n’étaient nullement compromettants, bien moins que l’intérêt et la faveur de « professionnels » suspects d’élitisme et d’entre-soi, méprisant les choses et les sentiments simples. Cet argument, entre démagogie et populisme, est aujourd’hui largement employé dans les discours politiques, et Buffet en a fait lui-même usage pour se poser en héros du bon sens et de l’instinct.

Passé 1955, l’œuvre de Buffet s’enferme dans la systématisation et la caricature d’elle-même

Dans l’exposition, on s’est scrupuleusement efforcé de n’y plus penser, pour la voir sans préjugés. Pour quelles conclusions ? Du point de vue de l’histoire du monde de l’art et de la sociologie du goût dans les années 1950 et 1960, cette rétrospective est instructive et bien faite. Du point de vue de l’histoire de l’art, elle confirme la très faible importance de l’œuvre qui, passé 1955, s’enferme dans la systématisation et la caricature d’elle-même. Ces deux données sont inséparables, tant il est flagrant que l’artiste a été victime de son succès et que, célèbre, il n’a plus su faire autre chose que du Buffet de série, standardisé et vide.

Quand il s’en est rendu compte – s’il s’en est rendu compte, ce dont on ne peut être certain –, il était tard et quelques ultimes toiles sur le sujet du terrorisme, de format plus réduit et de composition plus concentrée, ne font pas oublier qu’il faut, pour y parvenir, parcourir de longues galeries de grandes images de corridas, de clowns musiciens, du théâtre kabuki, de danses macabres façon place du Tertre, d’illustrations de l’Enfer, de Dante, ou de Vingt mille lieues sous les mers, exécutées dans son style constant, lignes noires et surfaces colorées plates.

« L’Atelier » (1947), huile sur toile, 149 x 200 cm. | © MUSÉE BERNARD BUFFET/ADAGP, PARIS 2016

Mondanité photogénique

Son histoire se joue dans un temps réduit. Entré au Beaux-Arts de Paris en janvier 1944, Buffet est remarqué en 1947 pour ses nus et natures mortes. Ceux-ci se caractérisent par le traitement grisaille d’objets et de corps définis par des contours continus qui tendent à la géométrisation des formes, mais une géométrisation relative qui ne met jamais en cause la reconnaissance du motif.

L’absence de couleurs, l’immobilité des corps, la fixité appuyée des regards convainquent alors une partie de la critique que ce jeune peintre serait celui de l’époque, de l’après-guerre et des souvenirs de l’Occupation – ce qui est du reste très relatif, car on ne relève aucune allusion politique dans les Buffet de cette période. Autre mérite considérable aux yeux de ses défenseurs : il n’est pas abstrait et s’inscrit dans la tradition de la peinture figurative. Parce qu’il serait l’inventeur d’un réalisme social, à défaut d’être socialiste, Louis Aragon et Jean Bouret font son apologie, côté PCF. Parce qu’il n’est pas abstrait, Claude Roger-Marx et Le Figaro le soutiennent. S’ajoutent les approbations flatteuses de Jean Cocteau et Jean Giono. Un peu de mondanité photogénique, et bientôt télégénique, ne saurait faire de mal au génie débutant.

En 1956, Buffet a une salle entière à la Biennale de Venise qui le sacre chef de file de la jeune peinture française – rien moins

En février 1949, le critique Charles Estienne est bien seul à observer que « l’armature géométrique de ses tableaux est encore trop évidente pour n’être pas mince » et que « le misérabilisme de ses sujets est bien littéraire ». Déplorant la démesure des éloges qui se déversent sur lui, il conclut : « Tout cela ne pourra se juger sérieusement avant quelques années. » Il ne trouve qu’un soutien dans sa résistance, celui du poète surréaliste Georges Limbour qui écrit, après une description sarcastique des toiles : « Ce Buffet, qui n’est pas dessinateur, n’est pas davantage coloriste. »

Ces réserves, si justes soient-elles, ne ralentissent pas l’engouement. C’est le moment le plus intéressant de l’exposition que celui où elle fait assister, par coupures de presse, doubles pages de Paris Match, reportages filmés et photos de cérémonies et fêtes, à la fabrication de la gloire. En 1956, Buffet a une salle entière à la Biennale de Venise qui le sacre chef de file de la jeune peinture française – rien moins. Buffet achète un manoir. Il a une Rolls. Il est millionnaire. Il pose avec Françoise Sagan. Il fait les décors d’un opéra mis en scène par Roger Vadim. Maurice Druon lui consacre un livre. La notoriété est internationale, avec le Japon pour place forte.

Bernard Buffet est la vedette de la peinture comme Johnny Hallyday est l’idole de la chanson. Ce sont les débuts de la société du spectacle

L’hebdomadaire allemand Der Spiegel lui demande des portraits pour ses « unes ». Il est sollicité pour des publicités, des défilés de mode ou le jury du Festival de Cannes. En 1958, le vernissage d’une exposition à la galerie Charpentier tourne au pugilat en raison de l’affluence. Il est la vedette de la peinture comme Johnny Hallyday est l’idole de la chanson. Ce sont les débuts de la société du spectacle.

On regarde avec incrédulité ces documents. Ils relèvent d’une chronique des arts qui ignore ce qui se passe alors à Paris, New York ou Milan. De temps à autre, involontairement sans doute, une toile rappelle que Buffet est le contemporain du pop art. Mais la ­machine à produire doit tourner à plein régime : sujets simplistes et spectaculaires, effets graphiques exacerbés, signature barbelée et démesurée, toiles coloriées – et non pas peintes. A partir des années 1970, ce système a fini par fatiguer la plupart de ses supporteurs. Quant aux autres, cela faisait déjà longtemps qu’ils ne le regardaient plus, et cette exposition ne les convaincra pas qu’ils auraient eu tort.

Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris 16e. Du mardi au dimanche de 10 heures à 18 heures. Entrée : de 9 € à 12 €. Jusqu’au 26 février. www.mam.paris.fr