Certains récipients alimentaires contiennent des plastifiants – bisphénol A (BPA) et phtalates. | FRED DUFOUR / AFP

Environ 340 milliards de dollars par an : le chiffre est si faramineux qu’il soulève nécessairement le scepticisme. Pourtant, à en croire l’analyse conduite par des chercheurs américains et publiée mardi 18 octobre dans la revue The Lancet Diabetes and Endocrinology, il ne s’agit pas d’une exagération mais plutôt d’une sous-estimation du coût économique annuel, aux Etats-Unis, des dégâts sanitaires (obésité, diabète, troubles de la fertilité, troubles neuro-comportementaux, etc.) attribuables aux perturbateurs endocriniens (PE).

Les PE sont une catégorie de mo­lécules (bisphénols, dioxines, phtalates, etc.) interférant avec le système hormonal et présentes dans de nom­breux pesticides, solvants et plastiques, dans certains cosmétiques ou conditionnements alimentaires. Certains de ces PE peuvent produire des effets délétères à de faibles niveaux d’exposition.

Ceux-ci sont variables. Une analyse semblable, conduite sur la population européenne (Le Monde du 5 mars 2015), avait conclu à un coût environ deux fois moindre : environ 157 milliards d’euros. « Ces estimations sont basées sur des éléments de preuve qui s’accumulent rapidement grâce à des études conduites en laboratoires ou sur les humains, et qui montrent l’association entre l’exposition à ces substances et une variété d’effets délétères », explique Leonardo Trasande, professeur associé à l’université de New York et co-auteur de ces travaux.

Ces différences importantes entre Etats-Unis et Europe sont principalement dues à des différences de réglementation, qui conduisent à des niveaux d’exposition des populations sensiblement différents pour certaines substances.

Présents jusque dans le chaîne alimentaire

Pour mener leur étude, les chercheurs ont utilisé des données d’exposition de la population américaine aux PE en question. Ils ont ensuite croisé ces données avec les résultats d’études conduites en laboratoire et d’enquêtes épidémiologiques montrant leurs effets sur les humains. Des études de qualité n’étant pas disponibles sur toutes les substances suspectes, « [nous n’avons] pris en compte qu’environ 5 % des PE présents sur le marché », précise M. Trasande. De même, les chercheurs n’ont considéré que les maladies et les troubles pour lesquels existent des preuves solides d’un lien avec une exposition à ces produits.

Selon l’analyse, les substances les plus coûteuses en termes sanitaires sont les PBDE (polybromodiphényl-ethers), une classe d’ignifugeants (ou « retardateurs de flamme ») massivement utilisés outre Atlantique depuis plus de trente ans dans les meubles rembourrés et l’électronique. Aujourd’hui étroitement régulés ou interdits, ils sont très persistants dans l’environnement et se retrouvent dans les poussières domestiques et jusque dans la chaîne alimentaire. Ils causeraient des dégâts, à hauteur de 240 milliards de dollars annuels environ, aux Etats-Unis.

Ils sont suivis par les plastifiants – bisphénol A (BPA) et phtalates –, présents dans certains récipients alimentaires, dont le coût sanitaire annuel serait de 56 milliards de dollars, puis par les pesticides (organophosphorés notamment), pour quelque 42 milliards de dollars par an.

Erosion du QI

Quels sont les maladies et les troubles en jeu ? Obésité et diabète (5 milliards de dollars annuels attribuables aux PE), troubles de l’appareil reproducteur et infertilité (45 milliards de dollars) ou, surtout, les effets neurologiques et neuro-comportementaux qui se taillent la part du lion, avec un coût de plus de 280 milliards de dollars par an. Une grande part de ce fardeau étant dû à l’érosion des capacités intellectuelles, calculées en points de quotient intellectuel (QI), des enfants exposés in utero à des PE ayant des effets nocifs sur le neuro-développement.

Comment évaluer le poids économique de cette perte d’intelligence collective ? « La littérature scientifique documentant avec rigueur la perte de productivité économique provoquée par la perte de QI est substantielle, répond M. Trasande. Nous savons qu’à chaque point de QI perdu correspond une perte moyenne de 2 % de productivité économique sur l’ensemble d’une vie. A l’échelle d’une population, c’est très important. »

Il est tentant de rapporter le coût de 340 milliards de dollars mis en évidence en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) américain – 2,3 % en l’occurrence. Cela peut être trompeur. « Attention : ce genre d’externalités négatives ne se traduit pas automatiquement par une baisse de même ampleur du PIB, prévient l’économiste Alain Grandjean. Evaluer les effets réels de ces coûts cachés sur le PIB relève d’un autre exercice, très compliqué. »

En substance, si certains des coûts mis au jour peuvent conduire à une baisse du PIB, d’autres peuvent se traduire, de manière paradoxale, par une hausse de l’activité. Derrière un « coût » peuvent en effet se cacher des phénomènes disparates, comme une baisse de productivité économique, le développement de médicaments ou les frais de prise en charge médicale, etc. « Ce genre d’interrogation a au moins un avantage collatéral, conclut M. Grandjean. Cela montre clairement que le PIB n’est pas un indicateur de bien-être. »