Sans titre, 2001, mannequin en cire, cheveux naturels, 150 x 60 x 40 cm. | ZENO ZOTTI/GALERIE PERROTIN/COURTESY ARCHIVES CATTELAN

Bien que sa notoriété soit internationale, sa réputation de provocateur à l’humour noir largement établie, l’artiste italien Maurizio Cattelan n’avait pas connu jusqu’ici en France une exposition à sa mesure. Son travail a été vu chez son galeriste Emmanuel Perrotin, et, plusieurs fois, dans des présentations de la collection de François Pinault. Mais seul dans un musée, jamais.

On ne connaît pas les raisons de cette absence, s’il y en a. Mais ce que l’on sait, c’est que, par ses expositions, la Monnaie de Paris est en train de devenir un des lieux les plus intéressants de Paris. Après le duo Raymond Hains-Bertrand ­Lavier, Cattelan prend possession de l’hôtel achevé en 1775, de sa façade, de son grand escalier et de l’enfilade des salons à boiseries et miroirs. De l’architecture extérieure et intérieure, il tire parti admirablement. Férocement aussi.

A en croire les propos qu’il avait tenus à l’occasion de sa rétrospective au Guggenheim à New York en 2011, l’exposition parisienne n’aurait pas dû avoir lieu. La rétrospective, intitulée « All », devait être la dernière de l’artiste qui se retirait du monde de l’art. Sa résolution – à supposer qu’elle n’ait pas été feinte – n’a pas résisté longtemps. Après un passage par la Fondation Beyeler en 2013, Cattelan a cédé à la tentation de venir habiter à la Monnaie, cette grande maison noble.

A Paris, Maurizio Cattelan revient sur la scène artistique

Signe de Saturne

Pour commencer, il a placé ses bannières sur la façade, le long du quai. Bannières d’un genre particulier : attachées aux grilles des fenêtres, ce sont des rectangles de tissu noir. Chacun porte un adjectif en majuscules dorées : « détesté », « insoumis », « tendre », « brutal », « profond », « intense ».

Chacun est supposé s’appliquer à Cattelan, au premier ou au énième degré évidemment. Ils se contre­disent, manière d’indiquer que l’homme serait indéfinissable et insaisissable. Détesté paraît excessif. Tendre, on l’ignore. Mais l’un des adjectifs est juste, d’autant plus que ces bannières ressemblent à des faire-part de deuil : mélancolique. Cattelan porte le signe de Saturne, qui est un dieu fort ­inquiétant. Un dieu mortel, même : sinon pourquoi le mannequin d’un jeune homme serait-il pendu, la corde attachée à la corniche du palais ? Cattelan a plusieurs fois glissé dans les villes de jeunes pendus, suscitant à Milan en 2004 un tel émoi qu’un homme s’était blessé en tentant de les décrocher. A la Monnaie, à moins d’une haute échelle, ce ne sera pas possible, mais qu’il y ait des passantes et des passants émus, c’est probable.

Voici prévenus celles et ceux qui entreront. Gravissant le grand escalier, quand ils lèveront les yeux, ils seront surpris. On ne dira pas par quoi, pour ne pas gâcher l’effet. On se bornera à signaler que les deux œuvres que Cattelan a décidé de mettre en présence, l’une suspendue, l’autre dans une niche murale, sous-entendent des allusions religieuses.

Ruptures de ton

Né à Padoue, Cattelan connaît par cœur l’iconographie des saints et des martyrs qu’il réactive ­crûment. Il est donc logique que l’œuvre qui se découvre ensuite soit La Nona Ora – la neuvième heure, celle de la mort du Christ crucifié –, un mannequin du pape Jean Paul II écrasé par une mé­téorite. Présentée à plusieurs ­reprises depuis 1999, elle subit sans dommage l’épreuve du temps et ­conserve sa capacité de trouble.

Ce qui suit est une alternance ­réglée d’œuvres inquiétantes ou désagréables et de pièces plaisantes ou aimablement loufoques. Respectant un principe classique de la mise en scène, Cattelan sait qu’il faut des ruptures de ton. De la seconde catégorie relèvent plusieurs de ses pièces les plus connues. Celle où sa tête et ses épaules sortent d’un trou percé dans le plancher, le mannequin étant juché sur un tabouret installé à l’étage en dessous. Ou ­encore la ­famille tendrement unie que ­forment un chien, une chienne et leur poussin, tout comme une tribu de pigeons perchés sur les corniches blanches, comme si quelqu’un avait oublié de fermer la fenêtre. Il est plus difficile de sourire en revoyant All dans une salle à l’écart : couchées côte à côte, des sculptures de marbre ne donnent à voir que des draps et leurs plis, suggèrant des formes invisibles qui ne peuvent être que des cadavres. Victimes d’un désastre, d’un peloton d’exécution, d’une épidémie ? Question sans réponse.

Avec des procédés contemporains, il est possible de rendre à des motifs vieux de quelques siècles leur charge symbolique et psychique

Tout près de là, un grand cheval bai s’est jeté contre le mur dans lequel sa tête s’est enfoncée. Encore quelques pas : We, deux mannequins de l’artiste dont la taille a été réduite à un mètre, vêtus de costumes sombres, sont allongés parallèlement sur un lit d’enfant. Ces jumeaux ont les yeux ouverts, mais si peu expressifs qu’on ne peut guère que les supposer morts. L’artiste avait présenté l’œuvre pour la première fois dans un ancien abattoir sur l’île grecque d’Hydra, où l’odeur du sang se sentait encore. Elle n’est pas moins désagréable dans une chambre XVIIIe. Là aussi, les références anciennes affleurent – cires des portraits funèbres et des armoires à reliques, gisants des églises. Peu d’artistes actuels démontrent de façon aussi ­convaincante qu’avec des procédés contemporains, il est possible de rendre à des motifs vieux de quelques siècles leur charge symbolique et psychique.

Celle-ci est paroxystique dans la dernière œuvre, au fond du corridor, Him, Hitler agenouillé en prière, costume gris, cravate et chaussures noires : malaise à peu près inévitable. Une statue vendue près de 15 millions d’euros à New York le 8 mai dernier. Mais, devant cette tête pâle, ce rictus haineux, ce qui apparaît surtout comme une évidence, c’est que Cattelan a créé là l’un des signes les plus accablants du XXe siècle – et l’un des plus simples.

« Not Afraid of Love ». Monnaie de Paris, 11, quai de Conti, Paris 6e. Tous les jours de 11 heures à 19 heures, jeudi jusqu’à 22 heures. Entrée : 12 €. Jusqu’au 8 janvier. monnaiedeparis.fr